Magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole
Parfois, je me sens coupable quand j’invoque trop facilement le peuple qui serait intelligence collective, bon sens et simplicité, contre les élites qui offenseraient ma rusticité, ma timidité, mon absence de snobisme et ma certitude d’appartenir, dans mes fibres profondes, au premier plutôt qu’aux secondes.
Mon malaise provient du fait que je perçois ce qu’il peut y avoir de mécanique et même de discutable dans cette opposition qui distingue de manière trop tranchée la masse des citoyens, modeste et forcément lucide puisque son nombre ferait sens et vote, d’une minorité arrogante, élitiste et déconnectée.
Probablement ma mauvaise conscience vient-elle aussi, quoi que j’en aie, de l’impression troublante que je relève peut-être des deux registres mais qu’il est infiniment confortable pour mon raisonnement et mes analyses de me servir du peuple comme argument contre les élites tel un repoussoir.
Cette intuition qui me tenaille en certaines circonstances quand je me suis abandonné trop volontiers à cette démagogie à rebours s’est trouvée magnifiquement explicitée par un somptueux réactionnaire au style éblouissant, Joseph de Maistre, sortant peu à peu du gouffre et de l’oubli où « l’historiquement correct » – sa définition de l’Histoire, « conspiration permanente contre la vérité », est à retenir – l’avait plongé. Ce théoricien de la contre-révolution a écrit, dans Étude sur la souveraineté : « De tous les monarques, le plus dur, le plus despotique, le plus intolérable, c’est le monarque “peuple” » (Le Point).
Pour qui a péché par excès inverse, comment ne pas apprécier cette rudesse, voire cette brutalité de la pensée qui, loin de diviniser le peuple, le définit comme une autre forme de royauté encore plus implacable ?
La réflexion conduit d’ailleurs, si on veut bien songer à certaines fureurs collectives politiques, historiques, judiciaires, à admettre que le peuple, avec sa masse, sa violence et en proie à des délires conjoncturels, ait pu se comporter telle une puissance malfaisante qui dicterait sa loi et dont la dictature serait à nulle autre pareille.
Je ne crois d’ailleurs pas que cette fulgurance impitoyable de Joseph de Maistre puisse être discutée car elle énonce une évidence qui, pour lui, est constante alors que pour les adversaires de la royauté, elle représente une outrance, un paroxysme, une déviation de la démocratie. Pour Joseph de Maistre, le peuple est un mal. Pour tous ceux qui ne partagent pas son aspiration à la contre-révolution, il est une chance qui peut s’enfler, grossir, éclater, exploser.
Je continue, tous comptes faits, à ne pas répudier mon obsession du peuple contre les élites, ou au moins à côté d’elles pour qu’elles ne tombent pas dans l’irréel, mais sans doute avec plus de mesure et moins de naïveté qu’avant. Le peuple roi, le peuple modèle, le peuple victime, le peuple manipulé, le peuple dictateur sont autant de figures possibles de la multitude pour le pire et pour le meilleur.
La question centrale est celle-ci : comment donner tout le pouvoir au peuple sans qu’il devienne le monstre que décrit Joseph de Maistre ? Le populisme n’est-il pas l’art de faire croire au peuple qu’il veut aller là où le pouvoir a décidé de l’entraîner ?
Le peuple de la République contre le peuple de Joseph de Maistre…
J’espère que je ne ferai plus référence au premier et à sa force en oubliant le second et ses possibles risques.
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