En bonne logique, la démocratie équivaut au règne, parfois passager, mais institutionnellement légitime, de la majorité. Et pourtant, grande est l’impression que les minorités auraient aujourd’hui vocation à devenir dominantes. Simple vue de l’esprit ?
La démocratie est le régime qui repose sur la souveraineté populaire et sur le principe de l’égalité des droits politiques entre ces sujets démocratiques que sont les citoyens, le principal de ces droits étant la possibilité donnée à chacun de participer aux affaires publiques. Le suffrage, qui n’est pas l’essence de la démocratie, n’est qu’une technique permettant de constater l’ampleur de l’accord ou du désaccord entre les gouvernants et les gouvernés. La majorité est fondée à exercer le pouvoir parce qu’elle est le reflet de la volonté populaire. Il ne s’ensuit pas que les minorités comptent pour rien, ne serait-ce que parce qu’elles peuvent devenir la majorité de demain. Mais les minorités dont il est question ici sont généralement des minorités d’opinion.
À côté de cela, nous avons vu à date relativement récente toute une série de minorités d’un genre différent jouer un rôle grandissant dans les affaires publiques : minorités ethniques, minorités sexuelles, groupes de pression, ligues de vertu, lobbies confessionnels, etc. Ces minorités compensent leur infériorité numérique par des interventions bruyantes ou spectaculaires, qui visent à sidérer l’opinion et à imposer leur point de vue par le relais des médias et des réseaux. Un bon exemple nous a été fourni par le projet de mariage homosexuel, qui a suscité des débats sans fin dans l’opinion publique, alors qu’il s’agit d’un problème qui ne concerne qu’une minorité de minorité, soit moins de 1 % de la population.
Un vecteur privilégié du pouvoir des minorités réside dans le politiquement correct. Nombre de contraintes linguistiques imposées par la novlangue contemporaine visent à faire disparaître les expressions jugées offensantes par certaines minorités. Le mot « nègre », courant dans l’entre-deux-guerres (« l’art nègre »), est désormais jugé péjoratif, les aveugles sont devenus des « mal-voyants », les estropiés se sont transformés en infirmes, puis en handicapés, puis en « personnes-en-situation-de-handicap ». Ces tournures de langage, forgées pour la plupart aux États-Unis, visent à refaçonner la langue pour la corriger dans le sens d’un nouveau conformisme qui, lorsqu’il ne tombe pas purement et simplement dans le ridicule, refaçonne les rapports sociaux à l’enseigne de l’hypocrisie et d’un prodigieux refoulement du non-dit. On imagine ce que Michel Audiard, Alphonse Boudard, Albert Paraz ou Paul Chambrillon auraient dit de cette moraline… Là encore, il n’est pas exagéré de parler de dépossession de la majorité.
La marginalité a toujours existé. Mais finalement, n’était-ce pas une norme communément admise qui lui assurait sa pérennité ? Et cela ne serait-il pas en train de changer ?
Le mot « normal » peut se comprendre de deux manières totalement différentes, et que l’on a trop tendance à confondre : au sens statistique ou au sens moral. Au sens statistique, il est tout aussi « anormal » d’être génial que d’être débile : l’écart par rapport à la moyenne est le même. Que l’homosexualité soit statistiquement moins « normale » que l’hétérosexualité ne veut pas dire qu’elle est moins naturelle, ni qu’elle soit moralement plus contestable.
Aucune société ne peut vivre sans normes. Mais on s’imagine trop souvent, quand on parle de normes, que seuls s’opposent ceux qui veulent les maintenir et ceux qui veulent les faire disparaître. En réalité, la première catégorie se dédouble : il y a d’un côté ceux qui tiennent aux normes parce qu’ils veulent s’y soumettre et ceux qui y tiennent au contraire pour le plaisir de les transgresser. Cette dernière position était, par exemple, celle de Georges Bataille. La transgression ne veut pas voir disparaître l’interdit ; elle en a au contraire besoin, car c’est l’interdit qui donne sa valeur à ce qu’il frappe. La suppression des normes fait évidemment disparaître le subtil plaisir de la transgression.
On parle du « peuple », des « gens », de la « majorité silencieuse »… Mais ces notions recouvrent-elles une réalité sociologique ? Vu de droite (la Manif pour tous) comme de gauche (les défilés eu 1er mai), le « peuple majoritaire » ne serait-il qu’un simple fantasme ?
La « majorité silencieuse », expression que l’on n’emploie plus guère aujourd’hui, ne voulait pas dire grand-chose dans la mesure où elle n’était majorité que comme silence. Mais il n’en va pas de même du peuple majoritaire, qui est une réalité que l’on voit s’affirmer pour autant qu’on lui en donne l’occasion. Bien entendu, le peuple reste partagé entre des courants différents. Mais lorsque l’on constate que les partis de gouvernement, représentants de la Nouvelle Classe, ne recueillent plus qu’un tiers des suffrages, toutes tendances confondues, on voit bien que les choses sont en train de changer.
Le problème est que la démocratie représentative d’inspiration libérale a été conçue de façon telle que le peuple y soit tenu en laisse et sa souveraineté ramenée à la portion congrue. Démocratie et libéralisme ne sont nullement synonymes, comme l’ont bien montré Carl Schmitt, Chantal Mouffe ou Marcel Gauchet. Un peuple a en effet d’autant moins besoin d’être représenté qu’il peut être politiquement présent à lui-même. Le régime parlementaire, disait récemment Jacques Julliard, c’est la « distillation fractionnée de la volonté générale et sa dilution dans le pouvoir des assemblées ». C’est sans doute pour cela que ses jours sont comptés. Le corps électoral est aussi un corps désirant !
Entretien réalisé par Nicolas GAUTHIER
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