Alain de Benoist
À une époque où toutes les institutions politiques semblent être bloquées, on n’a jamais autant entendu parler de réformes. Débat en trompe-l’œil ?
Pas forcément. Dans toute société, il y a toujours des choses à réformer pour qu’elles fonctionnent mieux. Le problème, c’est que la réforme est aujourd’hui devenue une sorte de formule magique. La droite libérale s’affirme réformiste pour bien montrer ce qui la sépare du conservatisme et de la réaction. La gauche progressiste en fait autant parce qu’elle s’imagine qu’il suffit d’insuffler un "supplément d’âme" à la société de marché pour faire le bonheur des masses. Le 30 avril dernier, à l’Assemblée nationale, Manuel Valls s’est ainsi dit prêt à "assumer le réformisme" ! Dans la classe politique, l’appel à réformer s’opère en général par opposition à la "société bloquée", posée comme synonyme de "société fermée". La "société ouverte", théorisée naguère par Karl R. Popper, se veut une société en perpétuel mouvement, qui tend à éradiquer toutes les formes d’appartenance, d’enracinement et de limites. L’idéal visé, c’est le monde sans frontières ou le grand marché mondial, les deux choses revenant d’ailleurs au même. Un cauchemar.
Dans le même temps, les hommes politiques se complaisent dans la commémoration compulsive : soit le culte du passé, que l’on peut voir comme une incapacité à changer le présent et à préparer l’avenir…
Il est normal de commémorer les grands événements historiques, même s’il faut aussi rappeler que la mémoire et l’histoire ne sont pas la même chose : autant la première est subjective, sélective et arbitraire, autant la seconde se doit d’être objective et globale. Mais bien entendu, il y a plusieurs façons de commémorer. Le centenaire de la guerre de 1914 peut aussi bien donner lieu à des commémorations patriotiques qu’à des commémorations pacifistes. Ce ne seront pas les mêmes. Mais ce que l’on peut surtout déplorer, c’est que la commémoration prenne aujourd’hui si souvent la forme d’une déplorable et ridicule "repentance". On se souvient exagérément des périodes sombres, on oublie les pages lumineuses de l’histoire nationale, afin d’entretenir un sentiment de culpabilité destiné à sacraliser les "victimes".
Cela dit, il ne faut pas abuser des commémorations. À partir d’un certain moment, l’adulation du passé ne traduit plus que l’inaptitude à faire face au présent. Pour une certaine droite, l’histoire-refuge a traditionnellement constitué un alibi de son impuissance. Lorsque Nietzsche écrit que l’homme de l’avenir est "celui qui aura la mémoire la plus longue", il n’appelle nullement à s’engager dans cette voie. L’"homme de l’avenir" se confond pour lui avec le "dernier homme", cet homme infiniment méprisable qui traîne derrière lui un passé si pesant qu’il paralyse toute action. Nietzsche en appelle plutôt à l’oubli, dans lequel il voit une forme d’"innocence" indispensable à un nouveau commencement.
Mais au fait, réformer pour réformer ? Mais réformer quoi ? Et dans quel sens ? Tout réformer pour que rien ne change ? Et éviter une révolution salutaire ?
Dans les débuts du mouvement ouvrier, réforme et révolution n’ont pas toujours été jugées incompatibles. Rosa Luxemburg disait que "la réforme est le moyen dont la révolution est le but". Le réformisme, considéré comme une forme de "socialisme à petits pas", a cependant vite dégénéré en opportunisme. Au sein de la social-démocratie allemande, qui dominait la IIe Internationale, Eduard Bernstein en fut à partir de 1897 le principal théoricien. Tablant sur l’atténuation des contradictions internes du capitalisme, il prétendait réviser le marxisme de façon pragmatique en militant pour un passage pacifique au socialisme au moyen de réformes progressives, ce qui lui valut de subir les foudres de Lénine et de Kautsky. C’est l’époque où le très socialiste patriote Charles Péguy dénonçait en Jean Jaurès l’apôtre d’un réformisme justifiant le jeu parlementaire et la démocratie des partis, l’un et l’autre honnis par un Georges Sorel, un Émile Pouget ou un Victor Griffuelhes. En France, la date de naissance du réformisme remonte à 1899, avec l’entrée du socialiste Millerand dans le gouvernement de Waldeck-Rousseau. Le cartel des gauches de 1924 comme le Front populaire de 1936, qui ont vu l’alliance du prolétariat avec la bourgeoisie progressiste, se sont inscrits dans ce sillage, tout comme le Front de gauche aujourd’hui.
Le "boom" des "Trente Glorieuses", marquées par l’idéologie fordiste et l’influence du keynésianisme, a paru justifier l’abandon de toute perspective révolutionnaire. C’est alors que les syndicats, devenus réformistes, se sont engagés dans un perpétuel compromis négocié avec les pouvoirs publics. Mais cette période est aujourd’hui terminée. Désormais totalement déterritorialisé, le capitalisme a retrouvé son caractère prédateur de la fin du XIXe siècle. Les réformes qu’il appelle de ses vœux sont celles qui permettent de supprimer tout ce qui peut faire obstacle à l’expansion planétaire du marché. "Il faut que tout change pour que rien ne change", professait Tancredi dans Le Guépard. Le réformisme, en ce sens, reste aujourd’hui plus que jamais le contraire de tout changement véritable. Le système n’offrant plus de marge de manœuvre, il n’a plus rien à proposer.
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