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Histoire

  • Georges Sorel :

     

     

     

    Philosophe et sociologue, Georges Sorel fut un des grands penseurs de l’anarcho-syndicalisme. Héritier de Pierre-Joseph Proudhon, en qui il voit « le plus grand philosophe du XIXe siècle », il n’hésite pas à puiser chez Karl Marx, qu’il estime être le plus grand penseur de la lutte de classes, ainsi que dans le vitalisme d’Henri Bergson ou dans l’éthique de Nietzsche et d’Aristote. Sorel nous a laissé une œuvre riche, quoique parfois brouillonne. Si nous n’ignorons pas son parcours politique parfois chaotique – déçu par la CGT, le penseur se rapproche de Charles Maurras en 1909, puis soutient Lénine et les Bolcheviks à partir de 1914 –, nous refusons comme trop le font de le condamner en bloc et nous n’oublions pas qu’il a influencé des penseurs majeurs du socialisme, comme Antonio Gramsci. Alors que l’utilisation de la violence à des fins insurrectionnelles et la notion de “grève générale”  font débat dans le mouvement Nuit Debout, nous avons pensé utile de nous replonger dans ses écrits, même si nous sommes conscients que les contextes sont très différents. Nous republions ici la première partie du chapitre IV de ses « Réflexions sur la violence » (1908), intitulé “Grève prolétarienne”. Dans cet extrait, il est notamment question du mythe de la grève générale.
     
     
     

    Georges Sorel

     

     

    Toutes les fois que l’on cherche à se rendre un compte exact des idées qui se rattachent à la violence prolétarienne, on est amené à se reporter à la notion de grève générale ; mais la même notion peut rendre bien d’autres services et fournir des éclaircissements inattendus sur toutes les parties obscures du socialisme. Dans les dernières pages du premier chapitre, j’ai comparé la grève générale à la bataille napoléonienne qui écrase définitivement l’adversaire ; ce rapprochement va nous aider à comprendre le rôle idéologique de la grève générale. Lorsque les écrivains militaires actuels veulent discuter de nouvelles méthodes de guerre appropriées à l’emploi de troupes infiniment plus nombreuses que n’étaient celles de Napoléon et pourvues d’armes bien plus perfectionnées que celles de ce temps, ils ne supposent pas moins que la guerre devra se décider dans des batailles napoléoniennes. Il faut que les tactiques proposées puissent s’adapter au drame que Napoléon avait conçu; sans doute, les péripéties du combat se dérouleront tout autrement qu’autrefois ; mais la fin doit être toujours la catastrophe de l’ennemi. Les méthodes d’instruction mili­taire sont des préparations du soldat en vue de cette grande et effroyable action, à laquelle chacun doit être prêt à prendre part au premier signal. Du haut en bas de l’échelle, tous les membres d’une armée vraiment solide ont leur pensée tendue vers cette issue catastrophique des conflits internationaux.

     

     

    Les syndicats révolutionnaires raisonnent sur l’action socialiste exactement de la même manière que les écrivains militaires raisonnent sur la guerre ils enferment tout le socialisme dans la grève générale ils regardent toute combinaison comme devant aboutir à ce fait ; ils voient dans chaque grève une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final. […]

     

     

    « En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre (…) se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision. »

     

    Misère du socialisme parlementaire

     

     

    Les socialistes parlementaires ne peuvent avoir une grande influence que s’ils parviennent à s’imposer à des groupes très divers, en parlant un langage embrouillé : il leur faut des électeurs ouvriers assez naïfs pour se laisser duper par des phrases ronflantes sur le collectivisme futur; ils ont besoin de se présenter comme de pro­fond philosophes aux bourgeois stupides qui veulent paraître entendus en questions sociales ; il leur est très nécessaire de pouvoir exploiter des gens riches qui croient bien mériter de l’humanité en commanditant des entreprises de politique socialiste. Cette influence est fondée sur le galimatias et nos grands hommes travaillent, avec un succès parfois trop grand, à jeter la confusion dans les idées de leurs lecteurs ; ils détestent la grève générale parce que toute propagande faite sur ce terrain est trop socialiste pour plaire aux philanthropes.

     

     

     

    Dans la bouche de ces prétendus représentants du prolétariat, toutes les formules socialistes perdent leur sens reel

     

    . La lutte de classe reste toujours le grand principe ; mais elle doit être subordonnée à la solidarité nationale[i]. L’internationalisme est un article de foi en l’honneur duquel les plus modérés se déclarent prêts à prononcer les serments les plus solennels ; mais le patriotisme impose aussi des devoirs sacrés[ii]. L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, comme on l’imprime encore tous les jours, mais la véritable émancipation consiste à voter pour un professionnel de la politique, à lui assurer les moyens de se faire une bonne situation, à se donner un maître. Enfin l’État doit disparaître et on se garderait de contester ce que Engels a écrit là-dessus; mais cette disparition aura lieu seulement dans un avenir si lointain que l’on doit s’y préparer en utilisant provisoirement l’État pour gaver les politiciens de bons morceaux; et la meilleure politique pour faire disparaître l’État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale; Gribouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas rai­sonné autrement. Etc., etc.

     

     

     

     

    Clemenceau et Jaurès

     

     

    Les polémiques de Jaurès avec Clemenceau ont montré, d’une manière parfaite­ment incontestable, que nos socialistes parlementaires ne peuvent réussir à en imposer au public que par leur galimatias et qu’à force de tromper leurs lecteurs, ils ont fini par perdre tout sens de la discussion honnête. Dans l’Aurore du 4 septembre 1905, Clemenceau reproche à Jaurès d’embrouiller l’esprit de ses partisans « en des subtilités métaphysiques où ils sont incapables de le suivre » ; il n’y a rien à objecter à ce reproche, sauf l’emploi du mot métaphysique; Jaurès n’est pas plus métaphy­sicien qu’il n’est juriste ou astronome. Dans le numéro du 26 octobre, Clemenceau démontre que son contradicteur possède l’art de solliciter les textes » et termine en disant « Il m’a paru instructif de mettre à nu certains procédés de polémique dont nous avons le droit de concéder trop facilement le monopole à la congrégation de Jésus. »

     

     

     

    En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre, qui amuse quelques farceurs et qu’admirent les décadents, se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision ; la pensée est ici honnêtement exprimée, sans supercherie et sans sous-entendus; on ne cherche plus à diluer les doctrines dans un fleuve de com­mentaires embrouillés. Le syndicalisme s’efforce d’employer des moyens d’expres­sion qui projettent sur les choses une pleine lumière, qui les posent parfaitement à la place que leur assigne leur nature et qui accusent toute la valeur des forces mises en jeu. Au lieu d’atténuer les oppositions, il faudra, pour suivre l’orientation syndica­liste, les mettre en relief; il faudra donner un aspect aussi solide que possible aux groupements qui luttent entre eux; enfin on représentera les mouvements des masses révoltées de telle manière que l’âme des révoltés en reçoive une impression pleine­ment maîtrisante. […]

     

     

    « L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale. »

     

     

    La grève générale comme mythe

     

     

    On a beaucoup disserté sur la possibilité de réaliser la grève générale : on a prétendu que la guerre socialiste ne pouvait se résoudre en une seule bataille ; il semble aux gens sages, pratiques et savants, qu’il serait prodigieusement difficile de lancer avec ensemble les grandes masses du prolétariat; on a analysé les difficultés de détail que présenterait une lutte devenue énorme. Au dire des socialistes-socio­logues, comme au dire des politiciens, la grève générale serait une rêverie populaire, caractéristique des débuts d’un mouvement ouvrier ; on nous cite l’autorité de Sidney Webb qui a décrété que la grève générale était une illusion de jeunesse[iii], dont s’étaient vite débarrassés ces ouvriers anglais – que les propriétaires de la science sérieuse nous ont si souvent présentés comme les dépositaires de la véritable con­ception du mouvement ouvrier.

     

     

    Que la grève générale ne soit pas populaire dans l’Angleterre contemporaine, c’est un pauvre argument à faire valoir contre la portée historique de l’idée, car les Anglais se distinguent par une extraordinaire incompréhension de la lutte de classe; leur pensée est restée très dominée par des influences médiévales : la corporation, privilégiée ou protégée au moins par les lois, leur apparaît toujours comme l’idéal de l’organisation ouvrière; c’est pour l’Angleterre que l’on a inventé le terme d’aristo­cratie ouvrière pour parler des syndiqués et, en effet, le trade-unionisme poursuit l’acquisition de faveurs légales[iv]. Nous pourrions donc dire que l’aversion que l’Angleterre éprouve pour la grève générale devrait être regardée comme une forte présomption en faveur de celle-ci, par tous ceux qui regardent la lutte de classe comme l’essentiel du socialisme.

     

    […]

    Je n’attache pas d’importance, non plus, aux objections que l’on adresse à la grève générale en s’appuyant sur des considérations d’ordre pratique; c’est revenir à l’an­cienne utopie que vouloir fabriquer sur le modèle des récits historiques des hypothèses relatives aux luttes de l’avenir et aux moyens de supprimer le capita­lisme. Il n’y a aucun procédé pour pouvoir prévoir l’avenir d’une manière scienti­fique, ou même pour discuter sur la supériorité que peuvent avoir certaines hypothèses sur d’autres; trop d’exemples mémorables nous démontrent que les plus grands hommes ont commis des erreurs prodigieuses en voulant, ainsi, se rendre maîtres des futurs, même des plus voisins[v].

     

     

    Et cependant nous ne saurions agir sans sortir du présent, sans raisonner sur cet avenir qui semble condamné à échapper toujours à notre raison. L’expérience nous prouve que des constructions d’un avenir indéterminé dans les temps peuvent posséder une grande efficacité et n’avoir que bien peu d’inconvénients, lorsqu’elles sont d’une certaine nature ; cela a lieu quand il s’agit de mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe, tendances qui viennent se présenter à l’esprit avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d’action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté. Nous savons que ces mythes sociaux n’empêchent d’ailleurs nullement l’homme de savoir tirer profit de toutes les observations qu’il fait au cours de sa vie et ne font point obstacle à ce qu’il remplisse ses occupations normales[vi].

     

     

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    C’est ce que l’on peut montrer par de nombreux exemples.

     

     

    Les premiers chrétiens attendaient le retour du Christ et la ruine totale du monde païen, avec l’instauration du royaume des saints, pour la fin de la première géné­ration. La catastrophe ne se produisit pas, mais la pensée chrétienne tira un tel parti du mythe apocalyptique que certains savants contemporains voudraient que toute la prédication de Jésus eût porté sur ce sujet unique[vii].  Les espérances que Luther et Calvin avaient formées sur l’exaltation religieuse de l’Europe ne se sont nullement réalisées; très rapidement ces Pères de la Réforme ont paru être des hommes d’un autre monde; pour les protestants actuels, ils appartiennent plutôt au Moyen Âge qu’aux temps modernes et les problèmes qui les inquiétaient le plus occupent fort peu de place dans le protestantisme contemporain. Devrons-nous contester, pour cela, l’immense résultat qui est sorti de leurs rêves de rénovation chrétienne ?  On peut reconnaître facilement que les vrais développements de la Révolution ne ressemblent nullement aux tableaux enchanteurs qui avaient enthousiasmé ses premiers adeptes ; mais sans ces tableaux la Révolution aurait-elle pu vaincre ? Le mythe était fort mêlé d’utopies[viii], parce qu’il avait été formé par une société passion­née pour la littérature d’imagination, pleine de confiance dans la petite science et fort peu au courant de l’histoire économique du passé. Ces utopies ont été vaines ; mais on peut se demander si la Révolution n’a pas été une transformation beaucoup plus profonde que celles qu’avaient rêvées les gens qui, au XVIIIe siècle, fabriquaient des utopies sociales.  Tout près de nous, Mazzini a poursuivi ce que les hommes sages de son temps nommèrent une folle chimère; mais on ne peut plus douter aujourd’hui que sans Mazzini l’Italie ne serait jamais devenue une grande puissance et que celui-ci a beaucoup plus fait pour l’unité italienne que Cavour et tous les politiques de son école.

     

     

    Il importe donc fort peu de savoir ce que les mythes renferment de détails desti­nés à apparaître réellement sur le plan de l’histoire future ; ce ne sont pas des almanachs astrologiques; il peut même arriver que rien de ce qu’ils renferment ne se produise,  comme ce fut le cas pour la catastrophe attendue par les premiers chrétiens[ix]. Dans la vie courante ne sommes-nous pas habitués à reconnaître que la réalité diffère beaucoup des idées que nous nous en étions faites avant d’agir ? Et cela ne nous empêche pas de continuer à prendre des résolutions. Les psychologues disent qu’il y a hétérogénéité entre les fins réalisées et les fins données : la moindre expérience de la vie nous révèle cette loi, que Spencer a transportée dans la nature, pour en tirer sa théorie de la multiplication des effets[x].

     

     

    Il faut juger les mythes comme des moyens d’agir sur le présent ; toute discussion sur la manière de les appliquer matériellement sur le cours de l’histoire est dépour­vue de sens. C’est l’ensemble du mythe qui importe seul; ses parties n’offrent d’inté­rêt que par le relief qu’ils donnent à l’idée contenue dans la construction. Il n’est donc pas utile de raisonner sur les incidents qui peuvent se produire au cours de la guerre sociale et sur les conflits décisifs qui peuvent donner la victoire au prolétariat ; alors même que les révolutionnaires se tromperaient, du tout au tout, en se faisant un tableau fantaisiste de la grève générale, ce tableau pourrait avoir été, au cours de la préparation à la révolution, un élément de force de premier ordre, s’il a admis, d’une manière parfaite, toutes les aspirations du socialisme et s’il a donné à l’ensemble des pensées révolutionnaires une précision et une raideur que n’auraient pu leur fournir d’autres manières de penser.

     

     

    Pour apprécier la portée de l’idée de grève générale, il faut donc abandonner tous les procédés de discussion qui ont cours entre politiciens, sociologues ou gens ayant des prétentions à la science pratique. On peut concéder aux adversaires tout ce qu’ils s’efforcent de démontrer, sans réduire, en aucune façon, la valeur de la thèse qu’ils croient pouvoir réfuter; il importe peu que la grève générale soit une réalité partielle, ou seulement un produit de l’imagination populaire. Toute la question est de savoir si la grève générale contient bien tout ce qu’attend la doctrine socialiste du prolétariat révolutionnaire. […]

     

     

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    Nous savons que la grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société mo­derne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité; faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits parti­culiers, elle colore d’une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire – et nous l’obtenons dans un ensemble perçu instantanément[xi].

     

     

    Nous pouvons encore nous appuyer sur un autre témoignage pour démontrer la puissance de l’idée de grève générale. Si cette idée était une pure chimère, comme on le dit si fréquemment, les socialistes parlementaires ne s’échaufferaient pas tant pour la combattre ; je ne sache pas qu’ils aient jamais rompu des lances contre les espéran­ces insensées que les utopistes ont continué de faire miroiter aux yeux éblouis du peuple[xii]. Dans une polémique relative aux réformes sociales réalisables, Clemenceau faisait ressortir ce qu’a de machiavélique l’attitude de Jaurès quand il est en face d’illusions populaires : il met sa conscience à l’abri de « quelque sentence habilement balancée », mais si habilement balancée qu’elle « sera distraitement accueillie par ceux qui ont le plus grand besoin d’en pénétrer la substance, tandis qu’ils s’abreu­veront avec délices à la rhétorique trompeuse des joies terrestres à venir » (Aurore, 28 décembre 1905). Mais quand il s’agit de la grève générale, c’est tout autre chose; nos politiciens ne se contentent plus de réserves compliquées; ils parlent avec violence et s’efforcent d’amener leurs auditeurs à abandonner cette conception.

     

     

    La cause de cette attitude est facile à comprendre les politiciens n’ont aucun danger à redouter des utopies qui présentent au peuple un mirage trompeur de l’avenir et orientent « les hommes vers des réalisations prochaines de terrestre félicité, dont une faible partie ne peut être scientifiquement le résultat que d’un très long effort ». (C’est ce que font les politiciens socialistes d’après Clemenceau). Plus les électeurs croiront facilement aux forces magiques de l’État, plus ils seront disposés à voter pour le candidat qui promet des merveilles; dans la lutte électorale, il y a une surenchère continuelle : pour que les candidats socialistes puissent passer sur le corps des radicaux, il faut que les électeurs soient capables d’accepter toutes les espérances[xiii] ; aussi, nos politiciens socialistes se gardent-ils bien de combattre d’une manière efficace l’utopie du bonheur facile.

     

     

    S’ils combattent la grève générale, c’est qu’ils reconnaissent, au cours de leurs tournées de propagande, que l’idée de grève générale est si bien adaptée à l’âme ouvrière qu’elle est capable de la dominer de la manière la plus absolue et de ne laisser aucune place aux désirs que peuvent satisfaire les parlementaires. Ils s’aper­çoivent que cette idée est tellement motrice qu’une fois entrée dans les esprits, ceux-ci échappent à tout contrôle de maîtres et qu’ainsi le pouvoir des députés serait réduit à rien. Enfin ils sentent, d’une manière vague, que tout le socialisme pourrait bien être absorbé par la grève générale, ce qui rendrait fort inutiles tous les compromis entre les groupes politiques en vue desquels a été constitué le régime parlementaire.

     

    L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale.

     

    Notes :

     

    [i] Le Petit Parisien, qui a la prétention de traiter en spécialiste et en socialiste les questions ouvrières, avertissait, le 31 mars 1907, des grévistes qu’ils « ne doivent jamais se croire au-dessus des devoirs de la solidarité sociale ».

     


    [ii] À l’époque où les antimilitaristes commencèrent à préoccuper le public, le Petit Parisien se distingua par son patriotisme : le 8 octobre 1905, article sur « le devoir sacré » et sur « le culte de ce drapeau tricolore qui a parcouru le monde avec nos gloires et nos libertés » ; le 1er janvier 1906, félicitations au Jury de la Seine : « Le drapeau a été vengé des outrages jetés par ses détracteurs sur ce noble emblème. Quand il passe dans nos rues, on le salue. Les jurés ont fait plus que de s’incliner; ils se sont rangés avec respect autour de lui. » Voilà du socialisme très sage.

     


    [iii] Bourdeau, Évolution du socialisme, p. 232.

     


    [iv] C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les efforts faits par les trade-unions pour obtenir des lois leur évitant la responsabilité civile de leurs actes.

     


    [v] Les erreurs commises par Marx sont nombreuses et parfois énormes. (Cf. G. Sorel, Saggi di critica del marxismo (« Essais de critique du marxisme »)pp. 51-57).

     


    [vi] On a souvent fait remarquer que des sectaires anglais ou américains, dont l’exaltation religieuse était entretenue par les mythes apocalyptiques, n’en étaient pas moins souvent des hommes très pratiques.

     


    [vii] Cette doctrine occupe, à l’heure actuelle, une grande place dans l’exégèse allemande ; elle a été apportée en France par l’abbé Loisy.

     


    [viii] Cf. la lettre à Daniel Halévy, IV.

     


    [ix] J’ai essayé de montrer comment à ce mythe social qui s’est évanoui, a succédé une dévotion qui a conservé une importance capitale dans la vie catholique; cette évolution du social à l’individuel me semble toute naturelle dans une religion. (Le système historique de Renan, pp. 374-382).

     


    [x] Je crois bien que tout l’évolutionnisme de Spencer doit s’expliquer, d’ailleurs, par une émigration de la psychologie la plus vulgaire dans la physique.

     


    [xi] C’est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne.

     


    [xii] Je n’ai pas souvenir que les socialistes officiels aient montré tout le ridicule des romans de Bellamy, qui ont eu un si grand succès. Ces romans auraient d’autant mieux nécessité une critique qu’ils présentent au peuple un idéal de vie toute bourgeoise. Ils étaient un produit naturel de l’Amérique, pays qui ignore la lutte de classe; mais en Europe, les théoriciens de la lutte de classe ne les auraient-ils pas compris ?

     


    [xiii] Dans l’article que j’ai déjà cité, Clemenceau rappelle que Jaurès a pratiqué cette surenchère dans un grand discours prononcé à Béziers.

     

     

     

     

  • 5 mai 1821 : décès de l’Empereur en exil à Sainte-Hélène:

     

     

     

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    Peu de personnages ont laissé une trace aussi importante que l’Empereur Napoléon Bonaparte dans l’historiographie et la pensée politique françaises. Cette empreinte semble due pour une grande part au Mémorial de Sainte-Hélène, essai publié par Las Cases en 1823 deux ans après la mort de l’empereur, qui connut un grand succès éditorial. En 2014, quelque 80 000 titres ont été consacrés à l’Empereur, ouvrages laudateurs à quelques exceptions près même si actuellement il est abordé avec plus de recul critique.

     

     

     

    Au milieu de l’année 1799, l’état de la France est catastrophique. Le gouvernement français est secoué par des problèmes internes, les impôts n’arrivent pas dans les caisses de l’État, le brigandage s’est développé, les routes sont défoncées, les régions récemment conquises et les États satellites de la République française sont menacés du fait de l’offensive générale des armées de la Deuxième Coalition en Suisse, Italie, Allemagne du Sud et Hollande, le commerce est au plus mal, l’industrie (notamment celle de la soie à Lyon) ruinée, le chômage fait une percée, le prix du pain est trop élevé pour les ouvriers, les hôpitaux ne marchent pas… C’est le moment que Bonaparte, qui est à l’époque encore un général révolutionnaire, choisit pour abandonner son armée en Égypte et monter à Paris, organiser un coup d’État, le 10 novembre 1799. Entouré d’une auréole de prestige (il vient de sortir vainqueur de la campagne d’Italie et la campagne d’Égypte est, pour le moment, encore une réussite), il ne trouve que peu de résistance et l’opinion publique ne le désavoue pas.

     

     

     

    Le Consul Napoléon Bonaparte, grâce à une série de mesures, concilie les réformes révolutionnaires et la tradition de stabilité monarchique. Bonaparte va d’abord s’employer à créer des institutions neuves, lesquelles perdureront jusqu’à nos jours. La nouvelle constitution qu’il fait rédiger renforce le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, crée une administration centralisée, organisée en directions et ministères (dont le nouveau ministère de l’Intérieur, confié à Fouché) spécialisés et uniformisés. Il garde les divisions administratives créées lors de la Révolution. Ces institutions solides permettent un renforcement de l’autorité de l’État et font revivre le pays. Les caisses de l’État sont renflouées. Napoléon décide également de pacifier certaines zones conflictuelles en développant une politique de la ville novatrice. Ainsi, Pontivy fut agrandie et la ville de La Roche-sur-Yon est créée en 1804. La préfecture de la Vendée reste la seule ville entièrement de création napoléonienne.

     

     

    Ensuite, après le coup d’État, les institutions changent, mais la majorité des personnes qui vont occuper des postes étaient déjà en place lors du Directoire : dans les assemblées créées par la Constitution de l’an X, la plupart des sénateurs, tribuns ou membres du Conseil d’État avaient déjà des postes à responsabilité sous le régime précédent, les préfets sont choisis dans les assemblées révolutionnaires… Cela permet à Bonaparte de mieux contrôler l’opposition. Les réformes qu’il met en place sont la suite logique de celles déjà entreprises sous la Révolution. Les réformes financières et commerciales qui lui sont attribuées ont, pour une partie d’entre elles, été imaginées par les membres du Directoire.

     

     

     

     

    La rédaction d’un Code civil français permet de revenir à un état de droit, grandement inspiré par la tradition antérieure à la révolution, tout en intégrant les acquis de celle-ci. De plus, Napoléon Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

    La signature du Concordat en 1801 permet à Napoléon de s’assurer le soutien de beaucoup de catholiques qui étaient hésitants jusqu’alors, et les royalistes en perdent autant, l’une des raisons fondamentales de l’appui de la population à ce mouvement étant le caractère anticatholique de la Révolution. Ce Concordat permet à Bonaparte d’obtenir une nouvelle légitimité et d’asseoir un peu plus son autorité. Grâce à ces deux traités, Bonaparte neutralise l’opposition royaliste.

     

     

     

     

    Finalement, le Code civil français est un ouvrage moderne. Commencé en 1800 et publié finalement en 1804, il remplace tout le droit antérieur, et conserve la méritocratie, l’impôt égalitaire, la conscription, la liberté d’entreprise et de concurrence ainsi que de travail, consacre la disparition de l’aristocratie féodale, et en principe l’égalité devant la Loi. En conservant et en inscrivant dans le Code tous certains acquis de la Révolution, Bonaparte leur permit de traverser les régimes et rassura une grande partie de la population.

     

     

     

    Mais Napoléon a aussi supprimé bon nombre d’acquis révolutionnaires. Tout d’abord, les cultes révolutionnaires sont abolis.

    L’égalité artificielle proclamée par la révolution est abolie :  la famille, unité de base et la société, est promue ; l’esclavage est rétabli dans les colonies ; les fonctionnaires sont privilégiés en matière de Justice… Ensuite, l’instauration des préfets, qui sont l’équivalent des intendants, la création du conseil d’État, équivalent du conseil du roi, d’une nouvelle noblesse basée sur la notabilité, les plébiscites organisés font redouter le pire aux jacobins. Le spectre du retour à la monarchie les hante.

     

     

     

     

     

    Finalement, en devenant tour à tour Premier consul, consul à vie puis empereur, il en finit avec la République. La faveur publique lui permet de rédiger la Constitution de l’an VIII, qui lui donne la réalité des pouvoirs et surtout ne fait pas mention de la souveraineté nationale. Cette constitution divise le pouvoir législatif, qui à partir de ce moment, perdra toute influence. C’est au cours de l’an X que s’est opérée la transformation du régime encore républicain en un despotisme auquel ne manquait qu’une couronne. Le poste de Premier consul à vie sonne le glas de la République. Ces changements de régime permettent surtout à Napoléon d’être de moins en moins dépendant de ses succès ou échecs et lui donnent une autre dimension vis-à-vis des autres dirigeants européens. Napoléon a donc supprimé bon nombre d’héritages révolutionnaires.

     

     

     

     

    Napoléon arrête le mouvement révolutionnaire mais non la Révolution. En obtenant la confiance des bourgeois (grâce à la vente des biens nationaux, à la paix maritime et continentale, à la création d’une noblesse méritocratique…), grâce au prestige de grandes victoires (Marengo, 1800), à la bonne résolution des crises telle celle de 1802 (disette et chômage), Napoléon obtient le soutien populaire et s’affranchit peu à peu du processus révolutionnaire, qui ne lui est plus nécessaire. Au fil des années, alors que sa popularité ne va cesser de croître, il va monter en puissance et s’éloigner de la République. En 1804, après divers complots visant son assassinat et la reprise des hostilités avec le Royaume-Uni, il est perçu comme le seul rempart face aux ennemis de la Révolution, et la question de l’hérédité devient un sujet de préoccupations. Il en profite pour se faire sacrer Empereur (ou plutôt, se sacrer). Ce qui pourrait être vu comme l’aboutissement du projet d’un tyran ne l’est pas. En effet, lors du sacre, Napoléon déclare être dans la continuité de la Révolution, et est soutenu par les révolutionnaires eux-mêmes, malgré la fin du processus révolutionnaire.

     

     

     

    Les guerres impériales ont perpétué la Révolution. Dans tous les pays conquis, Napoléon Ier impose le Code civil et par conséquent toutes les notions révolutionnaires qui en font partie. Il est considéré dans un premier temps comme le libérateur de l’Europe. Mais à partir de la Quatrième Coalition, qui commence en 1806, le but de ces guerres ne sera plus la propagation des idées révolutionnaires.

     

     

    Malgré la défaite napoléonienne de 1815, les idées de liberté et d’égalité resteront fermement implantées dans les pays qui avaient été conquis, et de nombreux bouleversements au fil du XIXe siècle en découleront.

     

     

     

    Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

     

    La signature du Concordat en 1801 permet à Napoléon de s’assurer le soutien de beaucoup de catholiques qui étaient hésitants jusqu’alors, et les royalistes en perdent autant, l’une des raisons fondamentales de l’appui de la population à ce mouvement étant le caractère anticatholique de la Révolution. Ce Concordat permet à Bonaparte d’obtenir une nouvelle légitimité et d’asseoir un peu plus son autorité. Grâce à ces deux traités, Bonaparte neutralise l’opposition royaliste.

     

     

    Finalement, le Code civil français est un ouvrage moderne. Commencé en 1800 et publié finalement en 1804, il remplace tout le droit antérieur, et conserve la méritocratie, l’impôt égalitaire, la conscription, la liberté d’entreprise et de concurrence ainsi que de travail, consacre la disparition de l’aristocratie féodale, et en principe l’égalité devant la Loi. En conservant et en inscrivant dans le Code tous certains acquis de la Révolution, Bonaparte leur permit de traverser les régimes et rassura une grande partie de la population.

     

     

    Mais Napoléon a aussi supprimé bon nombre d’acquis révolutionnaires. Tout d’abord, les cultes révolutionnaires sont abolis.

    L’égalité artificielle proclamée par la révolution est abolie :  la famille, unité de base et la société, est promue ; l’esclavage est rétabli dans les colonies ; les fonctionnaires sont privilégiés en matière de Justice… Ensuite, l’instauration des préfets, qui sont l’équivalent des intendants, la création du conseil d’État, équivalent du conseil du roi, d’une nouvelle noblesse basée sur la notabilité, les plébiscites organisés font redouter le pire aux jacobins. Le spectre du retour à la monarchie les hante.

     

     

     

     

     

    Finalement, en devenant tour à tour Premier consul, consul à vie puis empereur, il en finit avec la République. La faveur publique lui permet de rédiger la Constitution de l’an VIII, qui lui donne la réalité des pouvoirs et surtout ne fait pas mention de la souveraineté nationale. Cette constitution divise le pouvoir législatif, qui à partir de ce moment, perdra toute influence. C’est au cours de l’an X que s’est opérée la transformation du régime encore républicain en un despotisme auquel ne manquait qu’une couronne. Le poste de Premier consul à vie sonne le glas de la République. Ces changements de régime permettent surtout à Napoléon d’être de moins en moins dépendant de ses succès ou échecs et lui donnent une autre dimension vis-à-vis des autres dirigeants européens. Napoléon a donc supprimé bon nombre d’héritages révolutionnaires.

     

     

     

     

    Napoléon arrête le mouvement révolutionnaire mais non la Révolution. En obtenant la confiance des bourgeois (grâce à la vente des biens nationaux, à la paix maritime et continentale, à la création d’une noblesse méritocratique…), grâce au prestige de grandes victoires (Marengo, 1800), à la bonne résolution des crises telle celle de 1802 (disette et chômage), Napoléon obtient le soutien populaire et s’affranchit peu à peu du processus révolutionnaire, qui ne lui est plus nécessaire. Au fil des années, alors que sa popularité ne va cesser de croître, il va monter en puissance et s’éloigner de la République. En 1804, après divers complots visant son assassinat et la reprise des hostilités avec le Royaume-Uni, il est perçu comme le seul rempart face aux ennemis de la Révolution, et la question de l’hérédité devient un sujet de préoccupations. Il en profite pour se faire sacrer Empereur (ou plutôt, se sacrer). Ce qui pourrait être vu comme l’aboutissement du projet d’un tyran ne l’est pas. En effet, lors du sacre, Napoléon déclare être dans la continuité de la Révolution, et est soutenu par les révolutionnaires eux-mêmes, malgré la fin du processus révolutionnaire.

     

     

     

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    La rédaction d’un Code civil français permet de revenir à un état de droit, grandement inspiré par la tradition antérieure à la révolution, tout en intégrant les acquis de celle-ci. De plus, Napoléon Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

    Les guerres impériales ont perpétué la Révolution. Dans tous les pays conquis, Napoléon Ier impose le Code civil et par conséquent toutes les notions révolutionnaires qui en font partie. Il est considéré dans un premier temps comme le libérateur de l’Europe. Mais à partir de la Quatrième Coalition, qui commence en 1806, le but de ces guerres ne sera plus la propagation des idées révolutionnaires.

     

     

     

    Malgré la défaite napoléonienne de 1815, les idées de liberté et d’égalité resteront fermement implantées dans les pays qui avaient été conquis, et de nombreux bouleversements au fil du XIXe siècle en découleront.

     

     

     

    Grâce à la modernisation des institutions françaises et européennes, à la pacification du pays, à ses victoires militaires et la conquête de la majeure partie de l’Europe, Napoléon a permis l’expansion et la perpétuation de la Révolution tout en reprenant l’héritage des principes traditionnelles et monarchiques. Ainsi, malgré les nombreux changements de régime lors du XIXe siècle, le Code civil français restera en vigueur dans l’Europe entière.

     

     

    En supprimant les cultes et autres héritages révolutionnaires qui mettaient en danger l’œuvre de la révolution elle-même, il permit aux autres de traverser les époques.

     

     

     

    Cette synthèse entre la tradition et la modernité, entre la perpétuation de principes immortels autour desquels se sont constituées les Nations d’Europe et les nécessaires réformes à entreprendre, annonce les grandes révolutions conservatrices de la première moitié du XXe siècle.

     

     

     

     

     

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    Vive l’Empereur !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    !

     

     

     

     

     

     

  • Georges Sorel:

     

     

     

     Le socialisme pourrait être absorbé par la grève générale 

     

     

     

     

     

    Philosophe et sociologue, Georges Sorel fut un des grands penseurs de l’anarcho-syndicalisme. Héritier de Pierre-Joseph Proudhon, en qui il voit « le plus grand philosophe du XIXe siècle », il n’hésite pas à puiser chez Karl Marx, qu’il estime être le plus grand penseur de la lutte de classes, ainsi que dans le vitalisme d’Henri Bergson ou dans l’éthique de Nietzsche et d’Aristote. Sorel nous a laissé une œuvre riche, quoique parfois brouillonne. Si nous n’ignorons pas son parcours politique parfois chaotique – déçu par la CGT, le penseur se rapproche de Charles Maurras en 1909, puis soutient Lénine et les Bolcheviks à partir de 1914 –, nous refusons comme trop le font de le condamner en bloc et nous n’oublions pas qu’il a influencé des penseurs majeurs du socialisme, comme Antonio Gramsci. Alors que l’utilisation de la violence à des fins insurrectionnelles et la notion de “grève générale”  font débat dans le mouvement Nuit Debout, nous avons pensé utile de nous replonger dans ses écrits, même si nous sommes conscients que les contextes sont très différents. Nous republions ici la première partie du chapitre IV de ses « Réflexions sur la violence » (1908), intitulé “Grève prolétarienne”. Dans cet extrait, il est notamment question du mythe de la grève générale.
     
     
     

    Georges Sorel

     

     

    Toutes les fois que l’on cherche à se rendre un compte exact des idées qui se rattachent à la violence prolétarienne, on est amené à se reporter à la notion de grève générale ; mais la même notion peut rendre bien d’autres services et fournir des éclaircissements inattendus sur toutes les parties obscures du socialisme. Dans les dernières pages du premier chapitre, j’ai comparé la grève générale à la bataille napoléonienne qui écrase définitivement l’adversaire ; ce rapprochement va nous aider à comprendre le rôle idéologique de la grève générale. Lorsque les écrivains militaires actuels veulent discuter de nouvelles méthodes de guerre appropriées à l’emploi de troupes infiniment plus nombreuses que n’étaient celles de Napoléon et pourvues d’armes bien plus perfectionnées que celles de ce temps, ils ne supposent pas moins que la guerre devra se décider dans des batailles napoléoniennes. Il faut que les tactiques proposées puissent s’adapter au drame que Napoléon avait conçu; sans doute, les péripéties du combat se dérouleront tout autrement qu’autrefois ; mais la fin doit être toujours la catastrophe de l’ennemi. Les méthodes d’instruction mili­taire sont des préparations du soldat en vue de cette grande et effroyable action, à laquelle chacun doit être prêt à prendre part au premier signal. Du haut en bas de l’échelle, tous les membres d’une armée vraiment solide ont leur pensée tendue vers cette issue catastrophique des conflits internationaux.

     

     

    Les syndicats révolutionnaires raisonnent sur l’action socialiste exactement de la même manière que les écrivains militaires raisonnent sur la guerre ils enferment tout le socialisme dans la grève générale ils regardent toute combinaison comme devant aboutir à ce fait ; ils voient dans chaque grève une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final. […]

     

     

    « En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre (…) se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision. »

     

    Misère du socialisme parlementaire

     

     

    Les socialistes parlementaires ne peuvent avoir une grande influence que s’ils parviennent à s’imposer à des groupes très divers, en parlant un langage embrouillé : il leur faut des électeurs ouvriers assez naïfs pour se laisser duper par des phrases ronflantes sur le collectivisme futur; ils ont besoin de se présenter comme de pro­fond philosophes aux bourgeois stupides qui veulent paraître entendus en questions sociales ; il leur est très nécessaire de pouvoir exploiter des gens riches qui croient bien mériter de l’humanité en commanditant des entreprises de politique socialiste. Cette influence est fondée sur le galimatias et nos grands hommes travaillent, avec un succès parfois trop grand, à jeter la confusion dans les idées de leurs lecteurs ; ils détestent la grève générale parce que toute propagande faite sur ce terrain est trop socialiste pour plaire aux philanthropes.

     

     

     

    Dans la bouche de ces prétendus représentants du prolétariat, toutes les formules socialistes perdent leur sens reel

     

    . La lutte de classe reste toujours le grand principe ; mais elle doit être subordonnée à la solidarité nationale[i]. L’internationalisme est un article de foi en l’honneur duquel les plus modérés se déclarent prêts à prononcer les serments les plus solennels ; mais le patriotisme impose aussi des devoirs sacrés[ii]. L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, comme on l’imprime encore tous les jours, mais la véritable émancipation consiste à voter pour un professionnel de la politique, à lui assurer les moyens de se faire une bonne situation, à se donner un maître. Enfin l’État doit disparaître et on se garderait de contester ce que Engels a écrit là-dessus; mais cette disparition aura lieu seulement dans un avenir si lointain que l’on doit s’y préparer en utilisant provisoirement l’État pour gaver les politiciens de bons morceaux; et la meilleure politique pour faire disparaître l’État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale; Gribouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas rai­sonné autrement. Etc., etc.

     

     

     

     

    Clemenceau et Jaurès

     

     

    Les polémiques de Jaurès avec Clemenceau ont montré, d’une manière parfaite­ment incontestable, que nos socialistes parlementaires ne peuvent réussir à en imposer au public que par leur galimatias et qu’à force de tromper leurs lecteurs, ils ont fini par perdre tout sens de la discussion honnête. Dans l’Aurore du 4 septembre 1905, Clemenceau reproche à Jaurès d’embrouiller l’esprit de ses partisans « en des subtilités métaphysiques où ils sont incapables de le suivre » ; il n’y a rien à objecter à ce reproche, sauf l’emploi du mot métaphysique; Jaurès n’est pas plus métaphy­sicien qu’il n’est juriste ou astronome. Dans le numéro du 26 octobre, Clemenceau démontre que son contradicteur possède l’art de solliciter les textes » et termine en disant « Il m’a paru instructif de mettre à nu certains procédés de polémique dont nous avons le droit de concéder trop facilement le monopole à la congrégation de Jésus. »

     

     

     

    En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre, qui amuse quelques farceurs et qu’admirent les décadents, se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision ; la pensée est ici honnêtement exprimée, sans supercherie et sans sous-entendus; on ne cherche plus à diluer les doctrines dans un fleuve de com­mentaires embrouillés. Le syndicalisme s’efforce d’employer des moyens d’expres­sion qui projettent sur les choses une pleine lumière, qui les posent parfaitement à la place que leur assigne leur nature et qui accusent toute la valeur des forces mises en jeu. Au lieu d’atténuer les oppositions, il faudra, pour suivre l’orientation syndica­liste, les mettre en relief; il faudra donner un aspect aussi solide que possible aux groupements qui luttent entre eux; enfin on représentera les mouvements des masses révoltées de telle manière que l’âme des révoltés en reçoive une impression pleine­ment maîtrisante. […]

     

     

    « L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale. »

     

     

    La grève générale comme mythe

     

     

    On a beaucoup disserté sur la possibilité de réaliser la grève générale : on a prétendu que la guerre socialiste ne pouvait se résoudre en une seule bataille ; il semble aux gens sages, pratiques et savants, qu’il serait prodigieusement difficile de lancer avec ensemble les grandes masses du prolétariat; on a analysé les difficultés de détail que présenterait une lutte devenue énorme. Au dire des socialistes-socio­logues, comme au dire des politiciens, la grève générale serait une rêverie populaire, caractéristique des débuts d’un mouvement ouvrier ; on nous cite l’autorité de Sidney Webb qui a décrété que la grève générale était une illusion de jeunesse[iii], dont s’étaient vite débarrassés ces ouvriers anglais – que les propriétaires de la science sérieuse nous ont si souvent présentés comme les dépositaires de la véritable con­ception du mouvement ouvrier.

     

     

    Que la grève générale ne soit pas populaire dans l’Angleterre contemporaine, c’est un pauvre argument à faire valoir contre la portée historique de l’idée, car les Anglais se distinguent par une extraordinaire incompréhension de la lutte de classe; leur pensée est restée très dominée par des influences médiévales : la corporation, privilégiée ou protégée au moins par les lois, leur apparaît toujours comme l’idéal de l’organisation ouvrière; c’est pour l’Angleterre que l’on a inventé le terme d’aristo­cratie ouvrière pour parler des syndiqués et, en effet, le trade-unionisme poursuit l’acquisition de faveurs légales[iv]. Nous pourrions donc dire que l’aversion que l’Angleterre éprouve pour la grève générale devrait être regardée comme une forte présomption en faveur de celle-ci, par tous ceux qui regardent la lutte de classe comme l’essentiel du socialisme.

     

    […]

    Je n’attache pas d’importance, non plus, aux objections que l’on adresse à la grève générale en s’appuyant sur des considérations d’ordre pratique; c’est revenir à l’an­cienne utopie que vouloir fabriquer sur le modèle des récits historiques des hypothèses relatives aux luttes de l’avenir et aux moyens de supprimer le capita­lisme. Il n’y a aucun procédé pour pouvoir prévoir l’avenir d’une manière scienti­fique, ou même pour discuter sur la supériorité que peuvent avoir certaines hypothèses sur d’autres; trop d’exemples mémorables nous démontrent que les plus grands hommes ont commis des erreurs prodigieuses en voulant, ainsi, se rendre maîtres des futurs, même des plus voisins[v].

     

     

    Et cependant nous ne saurions agir sans sortir du présent, sans raisonner sur cet avenir qui semble condamné à échapper toujours à notre raison. L’expérience nous prouve que des constructions d’un avenir indéterminé dans les temps peuvent posséder une grande efficacité et n’avoir que bien peu d’inconvénients, lorsqu’elles sont d’une certaine nature ; cela a lieu quand il s’agit de mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe, tendances qui viennent se présenter à l’esprit avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d’action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté. Nous savons que ces mythes sociaux n’empêchent d’ailleurs nullement l’homme de savoir tirer profit de toutes les observations qu’il fait au cours de sa vie et ne font point obstacle à ce qu’il remplisse ses occupations normales[vi].

     

     

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    C’est ce que l’on peut montrer par de nombreux exemples.

     

     

    Les premiers chrétiens attendaient le retour du Christ et la ruine totale du monde païen, avec l’instauration du royaume des saints, pour la fin de la première géné­ration. La catastrophe ne se produisit pas, mais la pensée chrétienne tira un tel parti du mythe apocalyptique que certains savants contemporains voudraient que toute la prédication de Jésus eût porté sur ce sujet unique[vii].  Les espérances que Luther et Calvin avaient formées sur l’exaltation religieuse de l’Europe ne se sont nullement réalisées; très rapidement ces Pères de la Réforme ont paru être des hommes d’un autre monde; pour les protestants actuels, ils appartiennent plutôt au Moyen Âge qu’aux temps modernes et les problèmes qui les inquiétaient le plus occupent fort peu de place dans le protestantisme contemporain. Devrons-nous contester, pour cela, l’immense résultat qui est sorti de leurs rêves de rénovation chrétienne ?  On peut reconnaître facilement que les vrais développements de la Révolution ne ressemblent nullement aux tableaux enchanteurs qui avaient enthousiasmé ses premiers adeptes ; mais sans ces tableaux la Révolution aurait-elle pu vaincre ? Le mythe était fort mêlé d’utopies[viii], parce qu’il avait été formé par une société passion­née pour la littérature d’imagination, pleine de confiance dans la petite science et fort peu au courant de l’histoire économique du passé. Ces utopies ont été vaines ; mais on peut se demander si la Révolution n’a pas été une transformation beaucoup plus profonde que celles qu’avaient rêvées les gens qui, au XVIIIe siècle, fabriquaient des utopies sociales.  Tout près de nous, Mazzini a poursuivi ce que les hommes sages de son temps nommèrent une folle chimère; mais on ne peut plus douter aujourd’hui que sans Mazzini l’Italie ne serait jamais devenue une grande puissance et que celui-ci a beaucoup plus fait pour l’unité italienne que Cavour et tous les politiques de son école.

     

     

    Il importe donc fort peu de savoir ce que les mythes renferment de détails desti­nés à apparaître réellement sur le plan de l’histoire future ; ce ne sont pas des almanachs astrologiques; il peut même arriver que rien de ce qu’ils renferment ne se produise,  comme ce fut le cas pour la catastrophe attendue par les premiers chrétiens[ix]. Dans la vie courante ne sommes-nous pas habitués à reconnaître que la réalité diffère beaucoup des idées que nous nous en étions faites avant d’agir ? Et cela ne nous empêche pas de continuer à prendre des résolutions. Les psychologues disent qu’il y a hétérogénéité entre les fins réalisées et les fins données : la moindre expérience de la vie nous révèle cette loi, que Spencer a transportée dans la nature, pour en tirer sa théorie de la multiplication des effets[x].

     

     

    Il faut juger les mythes comme des moyens d’agir sur le présent ; toute discussion sur la manière de les appliquer matériellement sur le cours de l’histoire est dépour­vue de sens. C’est l’ensemble du mythe qui importe seul; ses parties n’offrent d’inté­rêt que par le relief qu’ils donnent à l’idée contenue dans la construction. Il n’est donc pas utile de raisonner sur les incidents qui peuvent se produire au cours de la guerre sociale et sur les conflits décisifs qui peuvent donner la victoire au prolétariat ; alors même que les révolutionnaires se tromperaient, du tout au tout, en se faisant un tableau fantaisiste de la grève générale, ce tableau pourrait avoir été, au cours de la préparation à la révolution, un élément de force de premier ordre, s’il a admis, d’une manière parfaite, toutes les aspirations du socialisme et s’il a donné à l’ensemble des pensées révolutionnaires une précision et une raideur que n’auraient pu leur fournir d’autres manières de penser.

     

     

    Pour apprécier la portée de l’idée de grève générale, il faut donc abandonner tous les procédés de discussion qui ont cours entre politiciens, sociologues ou gens ayant des prétentions à la science pratique. On peut concéder aux adversaires tout ce qu’ils s’efforcent de démontrer, sans réduire, en aucune façon, la valeur de la thèse qu’ils croient pouvoir réfuter; il importe peu que la grève générale soit une réalité partielle, ou seulement un produit de l’imagination populaire. Toute la question est de savoir si la grève générale contient bien tout ce qu’attend la doctrine socialiste du prolétariat révolutionnaire. […]

     

     

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    Nous savons que la grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société mo­derne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité; faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits parti­culiers, elle colore d’une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire – et nous l’obtenons dans un ensemble perçu instantanément[xi].

     

     

    Nous pouvons encore nous appuyer sur un autre témoignage pour démontrer la puissance de l’idée de grève générale. Si cette idée était une pure chimère, comme on le dit si fréquemment, les socialistes parlementaires ne s’échaufferaient pas tant pour la combattre ; je ne sache pas qu’ils aient jamais rompu des lances contre les espéran­ces insensées que les utopistes ont continué de faire miroiter aux yeux éblouis du peuple[xii]. Dans une polémique relative aux réformes sociales réalisables, Clemenceau faisait ressortir ce qu’a de machiavélique l’attitude de Jaurès quand il est en face d’illusions populaires : il met sa conscience à l’abri de « quelque sentence habilement balancée », mais si habilement balancée qu’elle « sera distraitement accueillie par ceux qui ont le plus grand besoin d’en pénétrer la substance, tandis qu’ils s’abreu­veront avec délices à la rhétorique trompeuse des joies terrestres à venir » (Aurore, 28 décembre 1905). Mais quand il s’agit de la grève générale, c’est tout autre chose; nos politiciens ne se contentent plus de réserves compliquées; ils parlent avec violence et s’efforcent d’amener leurs auditeurs à abandonner cette conception.

     

     

    La cause de cette attitude est facile à comprendre les politiciens n’ont aucun danger à redouter des utopies qui présentent au peuple un mirage trompeur de l’avenir et orientent « les hommes vers des réalisations prochaines de terrestre félicité, dont une faible partie ne peut être scientifiquement le résultat que d’un très long effort ». (C’est ce que font les politiciens socialistes d’après Clemenceau). Plus les électeurs croiront facilement aux forces magiques de l’État, plus ils seront disposés à voter pour le candidat qui promet des merveilles; dans la lutte électorale, il y a une surenchère continuelle : pour que les candidats socialistes puissent passer sur le corps des radicaux, il faut que les électeurs soient capables d’accepter toutes les espérances[xiii] ; aussi, nos politiciens socialistes se gardent-ils bien de combattre d’une manière efficace l’utopie du bonheur facile.

     

     

    S’ils combattent la grève générale, c’est qu’ils reconnaissent, au cours de leurs tournées de propagande, que l’idée de grève générale est si bien adaptée à l’âme ouvrière qu’elle est capable de la dominer de la manière la plus absolue et de ne laisser aucune place aux désirs que peuvent satisfaire les parlementaires. Ils s’aper­çoivent que cette idée est tellement motrice qu’une fois entrée dans les esprits, ceux-ci échappent à tout contrôle de maîtres et qu’ainsi le pouvoir des députés serait réduit à rien. Enfin ils sentent, d’une manière vague, que tout le socialisme pourrait bien être absorbé par la grève générale, ce qui rendrait fort inutiles tous les compromis entre les groupes politiques en vue desquels a été constitué le régime parlementaire.

     

    L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale.

     

    Notes :

     

    [i] Le Petit Parisien, qui a la prétention de traiter en spécialiste et en socialiste les questions ouvrières, avertissait, le 31 mars 1907, des grévistes qu’ils « ne doivent jamais se croire au-dessus des devoirs de la solidarité sociale ».

     


    [ii] À l’époque où les antimilitaristes commencèrent à préoccuper le public, le Petit Parisien se distingua par son patriotisme : le 8 octobre 1905, article sur « le devoir sacré » et sur « le culte de ce drapeau tricolore qui a parcouru le monde avec nos gloires et nos libertés » ; le 1er janvier 1906, félicitations au Jury de la Seine : « Le drapeau a été vengé des outrages jetés par ses détracteurs sur ce noble emblème. Quand il passe dans nos rues, on le salue. Les jurés ont fait plus que de s’incliner; ils se sont rangés avec respect autour de lui. » Voilà du socialisme très sage.

     


    [iii] Bourdeau, Évolution du socialisme, p. 232.

     


    [iv] C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les efforts faits par les trade-unions pour obtenir des lois leur évitant la responsabilité civile de leurs actes.

     


    [v] Les erreurs commises par Marx sont nombreuses et parfois énormes. (Cf. G. Sorel, Saggi di critica del marxismo (« Essais de critique du marxisme »)pp. 51-57).

     


    [vi] On a souvent fait remarquer que des sectaires anglais ou américains, dont l’exaltation religieuse était entretenue par les mythes apocalyptiques, n’en étaient pas moins souvent des hommes très pratiques.

     


    [vii] Cette doctrine occupe, à l’heure actuelle, une grande place dans l’exégèse allemande ; elle a été apportée en France par l’abbé Loisy.

     


    [viii] Cf. la lettre à Daniel Halévy, IV.

     


    [ix] J’ai essayé de montrer comment à ce mythe social qui s’est évanoui, a succédé une dévotion qui a conservé une importance capitale dans la vie catholique; cette évolution du social à l’individuel me semble toute naturelle dans une religion. (Le système historique de Renan, pp. 374-382).

     


    [x] Je crois bien que tout l’évolutionnisme de Spencer doit s’expliquer, d’ailleurs, par une émigration de la psychologie la plus vulgaire dans la physique.

     


    [xi] C’est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne.

     


    [xii] Je n’ai pas souvenir que les socialistes officiels aient montré tout le ridicule des romans de Bellamy, qui ont eu un si grand succès. Ces romans auraient d’autant mieux nécessité une critique qu’ils présentent au peuple un idéal de vie toute bourgeoise. Ils étaient un produit naturel de l’Amérique, pays qui ignore la lutte de classe; mais en Europe, les théoriciens de la lutte de classe ne les auraient-ils pas compris ?

     


    [xiii] Dans l’article que j’ai déjà cité, Clemenceau rappelle que Jaurès a pratiqué cette surenchère dans un grand discours prononcé à Béziers.

     

     

     

     

     

  • Charles Péguy, ce gêneur qui dénonçait "la puissance de l'argent"

     

     

     

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    S’il faut en croire François Bayrou, péguyste de toujours (il lui a consacré un mémoire de maîtrise), ses fervents se reconnaissent entre eux, forment une confrérie, presque une «cité». À quoi Alain Finkielkraut répond sèchement, lors d’un colloque récent au Sénat, qu’il n’a pas du tout envie d’être dans la même «cité» qu’Edwy Plenel, autre péguyste qui s’est élevé contre l’interdiction du spectacle de Dieudonné, le mal nommé. Plenel commente:

     

     

     

    Je crois être resté un péguyste qui bataille, alors que Finkielkraut a cédé face à ceux auxquels Péguy n’a jamais cédé, à l’époque, et je pense à l’Action Française. Péguy a écrit qu’il faut être capable de défendre une cité sans étrangers. M. Finkielkraut décide qui est l’étranger.

     

    Les intellectuels, même péguystes, se déchirent.  

     

    Pour Péguy, fils de rempailleuse de chaises et de menuisier, et quoique normalien lui-même, l’artisan, le paysan, ont plus de chance de faire bien ce qu’ils font. C’est la fameuse phrase:

     

     

    Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire, il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron, ni pour les connaisseurs, ni pour les clients du patron, il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. 

     

    Mais pas seulement les humbles. Le soldat, l’artiste, le député, et même l’intellectuel. Bien faire les met sur un pied d’égalité, les unit, les réunit. Dans l’idéal, du moins… Tous agissent, et pour ce poète, le livre est action. Des textes, il en a écrit, il en a édité, solitaire et superbe, dans ses fameux «Cahiers de la Quinzaine», sa revue, qu’il porta quinze ans durant comme on porte une croix ou la bonne nouvelle, il en a corrigé, il en a vendu dans sa librairie de la rue Cujas, où il faisait tout, de la rédaction en chef jusqu’aux paquets à poster.

     

     

    Péguy le prophète

     

     

    Si Péguy fascine des lecteurs aujourd’hui, amis ou ennemis, c’est qu’il a prédit ce que ce serait le monde. Le député René Dosière met un point d’honneur à «caser une phrase de Péguy» dans chacune de ses interventions à la Chambre, et Jacques Julliard, qui met Péguy dans un coin de son quadrilatère personnel, avec Simone Weil, Proudhon et Georges Sorel, dit, lui: «L’important n’est pas qu’il y ait des "péguystes", mais que le monde relève de Péguy, et de plus en plus.»

     

     

    C’est un laser, nous dit Bayrou. Voir avec cette précision ce que sera le siècle, ce que le matérialisme entraînera de bouleversements, ce que la sociologie et les changements de méthodes historiques vont produire, discerner ce que les réseaux vont modifier dans la vie intellectuelle, c’est magnifique, impressionnant. 

     

     

    Yann Moix, autre «passionné», est de cet avis : 

     

     

    Il dit qu’à force de mathématiser la nature, on l’oublie. Voyez Fukushima ! Il anticipe l’occupation allemande; il écrit en 1905 : “ Un jour, le boulevard Saint-Germain sera le boulevard Saint-Germain-Strasse.”

     

     

    Péguy déteste l’argent, a écrit des pages inoubliables là-dessus, elles aussi prophétiques:

     

     

     

    Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. 

     

     

    Il ajoute, de manière assez Goldman-Sachsienne :

     

     

     

    Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.

     

     

    Philosémite, révolté, puissamment droit et juste («J’aimerais qu’il me regarde», dit Finkielkraut), courageux, opiniâtre, pauvre, socialiste qui rêve d’un monde où l’homme ne serait pas un loup pour l’homme, chrétien anti-dévot qui ne s’est même pas marié à l’église, Péguy s’est brouillé avec beaucoup d’amis, d’admirateurs, de tièdes et de sangsues. Il s’est même brouillé avec ses ennemis, qui se vengent (l’Action Française le condamne après l’avoir courtisé en vain), ou se vengeront: le régime de Vichy le récupérera parce qu’il était patriote, ce qui ne manque pas de sel; et parce qu’avec cela il défendait le travail et la famille.

     

     

    Vichy a sali beaucoup de mots que Péguy avait fait briller, comme d’autres, aujourd’hui, font main basse sur Jeanne d’Arc. Il faudra dire un jour que ce qui fonde la droite, c’est la perversion du vocabulaire.

     

     

    Quant à l’Eglise, toujours tiède et prudente, elle ne sait plus où elle en est avec ce brûlant converti, pas plus qu’avec Claudel et Green. André Suarès raconte que «le plus grand catholique, et le plus intelligent» lui avait dit un jour: «Mais enfin, qu’est-ce que Péguy? et que veut-il? Ses enfants ne sont même pas baptisés, et il les voue à la sainte Vierge. Je n’y comprends rien.» Hé non, «grand» catholique «intelligent», tu n’y comprends rien, et c’est inguérissable.

     

    Annexé par tout le monde

     

    Il aura donc été annexé par tout le monde, de Maurras à Xavier Niel, et de De Gaulle à Pétain. La grande leçon de Péguy, c’est que les catégories ne fonctionnent pas, ne disent rien, ne servent à rien. Catholiques, anticléricaux, socialistes, petites gens et intellectuels, gauche et droite, mécréants et calotins, rien de tout cela n’est pertinent, puisqu’il a été tout cela, et qu’il était le même. (Jusqu’à la prose et la poésie, qu’il n’a pas distinguées: l’Incarnation montre qu’on ne peut pas séparer le vulgaire et le sublime.)

     

     

    Pour Péguy, le réactionnaire veut perpétuer l’état de désordre et de confusion dans lequel nous vivons; la république est inégalitaire, et le vrai chrétien est anticlérical. Au fond, il n’y a que deux grandes catégories opérantes, les dreyfusards et les antidreyfusards: les justes et les salauds, les courageux et les lâches. Les catégories sont affaire de morale. Tu es peut-être ceci ou cela, oui, mais quoi, où étais-tu, où t’es tu placé dans l’Histoire? Voilà la question qu’on pose. Et Jeanne d’Arc est la réponse de Péguy, qui fut «petite» et «grande», «paysanne» et «guerrière», et qu’un «évêque» brûla.

     

     

    Il croit au progrès, mais c’est l’antimoderne par excellence.

     

     

    Qu’il y ait chez Péguy une inguérissable nostalgie, dit Bayrou, c’est indéniable. Mais après tout, elle n’est pas séparable des vies humaines. Si l’on a toujours dit "c’était mieux avant", c’est que ce sentiment est celui de l’homme.

     

    Et puis il est drôle : 

     

     

    Le plus burlesque de la littérature française, dit Moix. Quand il opère un forage, il ne s’arrête jamais. Il fait vingt pages pour se moquer des spécialistes, des glosateurs, ou trente sur la notion de sac à dos. Et c’est à mourir de rire.

     

     

    Dans les 35000 alexandrins d’«Eve», près de 2000 sont une rabelaisienne et presque décourageante accumulation d’anathèmes contre les pédagogues, les glypthothèques, les éléphonographes, les sténologographes, les rentiers, les fonctionnaires, les taupiers, les factionnaires, les lanciers, les gardes du corps, les massiers, les portiers des morts, les caissiers, les gardes des sceaux, les huissiers, les greffiers, les notaires et protonotaires… Le linguiste Jean-Pierre Sueur, qui fut longtemps maire d’Orléans (PS), et se trouve présentement sénateur, a brillamment défendu ce délire, en en montrant la rigoureuse organisation.

     

     

    Insituable, Péguy. «Même dans son camp», dit Finkielkraut. «Il exige qu’on voie ce qu’on voit», ajoute-t-il à l’adresse de ces journalistes «qui détestent que les événements ne leur obéissent pas». Il a dénoncé les crimes commis en Arménie, au Congo, en Finlande, en Roumanie, il a fouraillé toute sa vie contre le totalitarisme, écrit «Le triomphe de la République», mais a appelé de ses vœux une société «où la production sera centralisée», où «la concurrence sera supprimée»… Ce qui ne l’a pas empêché d’être un individualiste presque fanatique.

     

     

    Il était un soldat-né, mais il avait peur des vaches et des chevaux, et a écrit:

     

     

    La force ne fonde rien d’éternel. Le droit seul peut fonder une institution. 

     

    Et il était du côté de Jaurès, et des «ébénistes du Faubourg Saint-Antoine» qui ont pris la Bastille ! Tout cela n’est contradictoire qu’en apparence: s’y trouvent enfin combinées, réconciliées, la liberté, l’égalité et la fraternité.

     

    Péguy n'est pas poli du tout

     

    L’œuvre de Péguy, ce sont les «Cahiers»: aussi bien ce qu’il y a publié, «toutes ces enquêtes, rappelle Plenel, qui sont ce qu’il appelle du “ journalisme de renseignement ”» (comme Mediapart, en somme…), que c’est ce qu’il y a écrit, dans son style inimitable. Son incroyable goût des mots, la beauté qu’il y voit. Leur souplesse, leur précision, leur bénévolence. (Son christianisme est païen, parce que païen, en latin, veut dire paysan, et qu’il tient pour l’homme de la terre, du pays. La Beauce et la Brie lui importent infiniment plus que Rome.)

     

     

    Passer de chaire à chair, comment mieux dire l’incarnation du verbe? Et jusque dans les lettres dont les mots sont formés: ne voit-il pas dans les deux jambages du H de Hugo les deux tours de Notre-Dame de Paris, son roman? Francis Ponge n’est pas loin (il n’est jamais loin). Son amour de la répétition, qui remet côté à côte des mots identiques dans une spirale, où leur sens tournoie, toujours semblable et pourtant décalé: «Quand nous reverrons-nous? Et nous reverrons-nous?», demande Jeanne à sa «Meuse endormeuse».

     

     

     

    es litanies, ses listes interminables, interminablement remâchées, avec leurs cascades de points-virgules, et qui sont comme des méditations tourbillonnantes et obsédées. Il ne veut pas du «beau style», qui fait du mal à la langue, l’empoisonne au moins autant que la faute; les images et les métaphores, il n’en veut pas; Péguy n’est pas poli du tout, il est rugueux, invente des mots quand ils n’existent pas.

     

     

     

    Le langage est au cœur de son œuvre, mais le langage comme action. Et s’il répète, redit, recommence sans jamais rien retirer à ses brouillons successifs (encore une fois: comme Ponge), c’est qu’il enfonce son clou, qu’il redonne le même coup de marteau – mais le clou entre dans le bois, à chaque fois plus profondément. Il a foi en son clou: ses redites, c’est un chapelet de coups de marteau.

     

     

     

    Même pamphlétaire, il cherche son mot, et avec quelle violence ! Et quel esprit ! Comme s’il avait tété Saint-Simon, La Fontaine, Retz, Voltaire, tous ces Français redoutables, comme si c’était la France, dans ce qu’elle a de plus coléreux, d’impérieux, de sûr d’elle-même et de sa vérité, de sa «pérennité, pour ne pas dire son éternité» (Bayrou), qui coulait dans ses veines. Il y a de quoi être insupportable.

     

     

    Ce guerrier est mobilisé en août 14. Il tombe au front, frappé au front, pour parler comme lui, le 5 septembre. Même la guerre s’est débarrassée de ce gêneur au plus vite.

     

     

     

    Suarès : « Nul ne crie contre l’Enfer. Péguy eût parlé, il eût poussé son cri. Il n’est pas là, et il n’y a personne.» Depuis Péguy et Suarès, beaucoup ont crié. Et c’est comme s’ils étaient restés muets.

     

     

     

     Jacques Drillon

     

     

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  • 5 mai 1821 : décès de l’Empereur en exil à Sainte-Hélène:

     

     

     

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    Peu de personnages ont laissé une trace aussi importante que l’Empereur Napoléon Bonaparte dans l’historiographie et la pensée politique françaises. Cette empreinte semble due pour une grande part au Mémorial de Sainte-Hélène, essai publié par Las Cases en 1823 deux ans après la mort de l’empereur, qui connut un grand succès éditorial. En 2014, quelque 80 000 titres ont été consacrés à l’Empereur, ouvrages laudateurs à quelques exceptions près même si actuellement il est abordé avec plus de recul critique.

     

     

     

    Au milieu de l’année 1799, l’état de la France est catastrophique. Le gouvernement français est secoué par des problèmes internes, les impôts n’arrivent pas dans les caisses de l’État, le brigandage s’est développé, les routes sont défoncées, les régions récemment conquises et les États satellites de la République française sont menacés du fait de l’offensive générale des armées de la Deuxième Coalition en Suisse, Italie, Allemagne du Sud et Hollande, le commerce est au plus mal, l’industrie (notamment celle de la soie à Lyon) ruinée, le chômage fait une percée, le prix du pain est trop élevé pour les ouvriers, les hôpitaux ne marchent pas… C’est le moment que Bonaparte, qui est à l’époque encore un général révolutionnaire, choisit pour abandonner son armée en Égypte et monter à Paris, organiser un coup d’État, le 10 novembre 1799. Entouré d’une auréole de prestige (il vient de sortir vainqueur de la campagne d’Italie et la campagne d’Égypte est, pour le moment, encore une réussite), il ne trouve que peu de résistance et l’opinion publique ne le désavoue pas.

     

     

     

    Le Consul Napoléon Bonaparte, grâce à une série de mesures, concilie les réformes révolutionnaires et la tradition de stabilité monarchique. Bonaparte va d’abord s’employer à créer des institutions neuves, lesquelles perdureront jusqu’à nos jours. La nouvelle constitution qu’il fait rédiger renforce le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, crée une administration centralisée, organisée en directions et ministères (dont le nouveau ministère de l’Intérieur, confié à Fouché) spécialisés et uniformisés. Il garde les divisions administratives créées lors de la Révolution. Ces institutions solides permettent un renforcement de l’autorité de l’État et font revivre le pays. Les caisses de l’État sont renflouées. Napoléon décide également de pacifier certaines zones conflictuelles en développant une politique de la ville novatrice. Ainsi, Pontivy fut agrandie et la ville de La Roche-sur-Yon est créée en 1804. La préfecture de la Vendée reste la seule ville entièrement de création napoléonienne.

     

     

    Ensuite, après le coup d’État, les institutions changent, mais la majorité des personnes qui vont occuper des postes étaient déjà en place lors du Directoire : dans les assemblées créées par la Constitution de l’an X, la plupart des sénateurs, tribuns ou membres du Conseil d’État avaient déjà des postes à responsabilité sous le régime précédent, les préfets sont choisis dans les assemblées révolutionnaires… Cela permet à Bonaparte de mieux contrôler l’opposition. Les réformes qu’il met en place sont la suite logique de celles déjà entreprises sous la Révolution. Les réformes financières et commerciales qui lui sont attribuées ont, pour une partie d’entre elles, été imaginées par les membres du Directoire.

     

     

     

     

    La rédaction d’un Code civil français permet de revenir à un état de droit, grandement inspiré par la tradition antérieure à la révolution, tout en intégrant les acquis de celle-ci. De plus, Napoléon Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

    La signature du Concordat en 1801 permet à Napoléon de s’assurer le soutien de beaucoup de catholiques qui étaient hésitants jusqu’alors, et les royalistes en perdent autant, l’une des raisons fondamentales de l’appui de la population à ce mouvement étant le caractère anticatholique de la Révolution. Ce Concordat permet à Bonaparte d’obtenir une nouvelle légitimité et d’asseoir un peu plus son autorité. Grâce à ces deux traités, Bonaparte neutralise l’opposition royaliste.

     

     

     

     

    Finalement, le Code civil français est un ouvrage moderne. Commencé en 1800 et publié finalement en 1804, il remplace tout le droit antérieur, et conserve la méritocratie, l’impôt égalitaire, la conscription, la liberté d’entreprise et de concurrence ainsi que de travail, consacre la disparition de l’aristocratie féodale, et en principe l’égalité devant la Loi. En conservant et en inscrivant dans le Code tous certains acquis de la Révolution, Bonaparte leur permit de traverser les régimes et rassura une grande partie de la population.

     

     

     

    Mais Napoléon a aussi supprimé bon nombre d’acquis révolutionnaires. Tout d’abord, les cultes révolutionnaires sont abolis.

    L’égalité artificielle proclamée par la révolution est abolie :  la famille, unité de base et la société, est promue ; l’esclavage est rétabli dans les colonies ; les fonctionnaires sont privilégiés en matière de Justice… Ensuite, l’instauration des préfets, qui sont l’équivalent des intendants, la création du conseil d’État, équivalent du conseil du roi, d’une nouvelle noblesse basée sur la notabilité, les plébiscites organisés font redouter le pire aux jacobins. Le spectre du retour à la monarchie les hante.

     

     

     

     

     

    Finalement, en devenant tour à tour Premier consul, consul à vie puis empereur, il en finit avec la République. La faveur publique lui permet de rédiger la Constitution de l’an VIII, qui lui donne la réalité des pouvoirs et surtout ne fait pas mention de la souveraineté nationale. Cette constitution divise le pouvoir législatif, qui à partir de ce moment, perdra toute influence. C’est au cours de l’an X que s’est opérée la transformation du régime encore républicain en un despotisme auquel ne manquait qu’une couronne. Le poste de Premier consul à vie sonne le glas de la République. Ces changements de régime permettent surtout à Napoléon d’être de moins en moins dépendant de ses succès ou échecs et lui donnent une autre dimension vis-à-vis des autres dirigeants européens. Napoléon a donc supprimé bon nombre d’héritages révolutionnaires.

     

     

     

     

    Napoléon arrête le mouvement révolutionnaire mais non la Révolution. En obtenant la confiance des bourgeois (grâce à la vente des biens nationaux, à la paix maritime et continentale, à la création d’une noblesse méritocratique…), grâce au prestige de grandes victoires (Marengo, 1800), à la bonne résolution des crises telle celle de 1802 (disette et chômage), Napoléon obtient le soutien populaire et s’affranchit peu à peu du processus révolutionnaire, qui ne lui est plus nécessaire. Au fil des années, alors que sa popularité ne va cesser de croître, il va monter en puissance et s’éloigner de la République. En 1804, après divers complots visant son assassinat et la reprise des hostilités avec le Royaume-Uni, il est perçu comme le seul rempart face aux ennemis de la Révolution, et la question de l’hérédité devient un sujet de préoccupations. Il en profite pour se faire sacrer Empereur (ou plutôt, se sacrer). Ce qui pourrait être vu comme l’aboutissement du projet d’un tyran ne l’est pas. En effet, lors du sacre, Napoléon déclare être dans la continuité de la Révolution, et est soutenu par les révolutionnaires eux-mêmes, malgré la fin du processus révolutionnaire.

     

     

     

    Les guerres impériales ont perpétué la Révolution. Dans tous les pays conquis, Napoléon Ier impose le Code civil et par conséquent toutes les notions révolutionnaires qui en font partie. Il est considéré dans un premier temps comme le libérateur de l’Europe. Mais à partir de la Quatrième Coalition, qui commence en 1806, le but de ces guerres ne sera plus la propagation des idées révolutionnaires.

     

     

    Malgré la défaite napoléonienne de 1815, les idées de liberté et d’égalité resteront fermement implantées dans les pays qui avaient été conquis, et de nombreux bouleversements au fil du XIXe siècle en découleront.

     

     

     

    Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

     

    La signature du Concordat en 1801 permet à Napoléon de s’assurer le soutien de beaucoup de catholiques qui étaient hésitants jusqu’alors, et les royalistes en perdent autant, l’une des raisons fondamentales de l’appui de la population à ce mouvement étant le caractère anticatholique de la Révolution. Ce Concordat permet à Bonaparte d’obtenir une nouvelle légitimité et d’asseoir un peu plus son autorité. Grâce à ces deux traités, Bonaparte neutralise l’opposition royaliste.

     

     

    Finalement, le Code civil français est un ouvrage moderne. Commencé en 1800 et publié finalement en 1804, il remplace tout le droit antérieur, et conserve la méritocratie, l’impôt égalitaire, la conscription, la liberté d’entreprise et de concurrence ainsi que de travail, consacre la disparition de l’aristocratie féodale, et en principe l’égalité devant la Loi. En conservant et en inscrivant dans le Code tous certains acquis de la Révolution, Bonaparte leur permit de traverser les régimes et rassura une grande partie de la population.

     

     

    Mais Napoléon a aussi supprimé bon nombre d’acquis révolutionnaires. Tout d’abord, les cultes révolutionnaires sont abolis.

    L’égalité artificielle proclamée par la révolution est abolie :  la famille, unité de base et la société, est promue ; l’esclavage est rétabli dans les colonies ; les fonctionnaires sont privilégiés en matière de Justice… Ensuite, l’instauration des préfets, qui sont l’équivalent des intendants, la création du conseil d’État, équivalent du conseil du roi, d’une nouvelle noblesse basée sur la notabilité, les plébiscites organisés font redouter le pire aux jacobins. Le spectre du retour à la monarchie les hante.

     

     

     

     

     

    Finalement, en devenant tour à tour Premier consul, consul à vie puis empereur, il en finit avec la République. La faveur publique lui permet de rédiger la Constitution de l’an VIII, qui lui donne la réalité des pouvoirs et surtout ne fait pas mention de la souveraineté nationale. Cette constitution divise le pouvoir législatif, qui à partir de ce moment, perdra toute influence. C’est au cours de l’an X que s’est opérée la transformation du régime encore républicain en un despotisme auquel ne manquait qu’une couronne. Le poste de Premier consul à vie sonne le glas de la République. Ces changements de régime permettent surtout à Napoléon d’être de moins en moins dépendant de ses succès ou échecs et lui donnent une autre dimension vis-à-vis des autres dirigeants européens. Napoléon a donc supprimé bon nombre d’héritages révolutionnaires.

     

     

     

     

    Napoléon arrête le mouvement révolutionnaire mais non la Révolution. En obtenant la confiance des bourgeois (grâce à la vente des biens nationaux, à la paix maritime et continentale, à la création d’une noblesse méritocratique…), grâce au prestige de grandes victoires (Marengo, 1800), à la bonne résolution des crises telle celle de 1802 (disette et chômage), Napoléon obtient le soutien populaire et s’affranchit peu à peu du processus révolutionnaire, qui ne lui est plus nécessaire. Au fil des années, alors que sa popularité ne va cesser de croître, il va monter en puissance et s’éloigner de la République. En 1804, après divers complots visant son assassinat et la reprise des hostilités avec le Royaume-Uni, il est perçu comme le seul rempart face aux ennemis de la Révolution, et la question de l’hérédité devient un sujet de préoccupations. Il en profite pour se faire sacrer Empereur (ou plutôt, se sacrer). Ce qui pourrait être vu comme l’aboutissement du projet d’un tyran ne l’est pas. En effet, lors du sacre, Napoléon déclare être dans la continuité de la Révolution, et est soutenu par les révolutionnaires eux-mêmes, malgré la fin du processus révolutionnaire.

     

     

     

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    La rédaction d’un Code civil français permet de revenir à un état de droit, grandement inspiré par la tradition antérieure à la révolution, tout en intégrant les acquis de celle-ci. De plus, Napoléon Bonaparte stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement. La paix signée avec les royalistes vendéens et chouans, en janvier 1800, marque un grand pas en avant dans l’apaisement du pays, aucun gouvernement auparavant n’avait réussi à l’obtenir.

     

     

     

    Les guerres impériales ont perpétué la Révolution. Dans tous les pays conquis, Napoléon Ier impose le Code civil et par conséquent toutes les notions révolutionnaires qui en font partie. Il est considéré dans un premier temps comme le libérateur de l’Europe. Mais à partir de la Quatrième Coalition, qui commence en 1806, le but de ces guerres ne sera plus la propagation des idées révolutionnaires.

     

     

     

    Malgré la défaite napoléonienne de 1815, les idées de liberté et d’égalité resteront fermement implantées dans les pays qui avaient été conquis, et de nombreux bouleversements au fil du XIXe siècle en découleront.

     

     

     

    Grâce à la modernisation des institutions françaises et européennes, à la pacification du pays, à ses victoires militaires et la conquête de la majeure partie de l’Europe, Napoléon a permis l’expansion et la perpétuation de la Révolution tout en reprenant l’héritage des principes traditionnelles et monarchiques. Ainsi, malgré les nombreux changements de régime lors du XIXe siècle, le Code civil français restera en vigueur dans l’Europe entière.

     

     

    En supprimant les cultes et autres héritages révolutionnaires qui mettaient en danger l’œuvre de la révolution elle-même, il permit aux autres de traverser les époques.

     

     

     

    Cette synthèse entre la tradition et la modernité, entre la perpétuation de principes immortels autour desquels se sont constituées les Nations d’Europe et les nécessaires réformes à entreprendre, annonce les grandes révolutions conservatrices de la première moitié du XXe siècle.

     

     

     

     

     

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    Vive l’Empereur !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Georges Sorel : « Le socialisme pourrait être absorbé par la grève générale »

     

     

    Philosophe et sociologue, Georges Sorel fut un des grands penseurs de l’anarcho-syndicalisme. Héritier de Pierre-Joseph Proudhon, en qui il voit « le plus grand philosophe du XIXe siècle », il n’hésite pas à puiser chez Karl Marx, qu’il estime être le plus grand penseur de la lutte de classes, ainsi que dans le vitalisme d’Henri Bergson ou dans l’éthique de Nietzsche et d’Aristote. Sorel nous a laissé une œuvre riche, quoique parfois brouillonne. Si nous n’ignorons pas son parcours politique parfois chaotique – déçu par la CGT, le penseur se rapproche de Charles Maurras en 1909, puis soutient Lénine et les Bolcheviks à partir de 1914 –, nous refusons comme trop le font de le condamner en bloc et nous n’oublions pas qu’il a influencé des penseurs majeurs du socialisme, comme Antonio Gramsci. Alors que l’utilisation de la violence à des fins insurrectionnelles et la notion de “grève générale”  font débat dans le mouvement Nuit Debout, nous avons pensé utile de nous replonger dans ses écrits, même si nous sommes conscients que les contextes sont très différents. Nous republions ici la première partie du chapitre IV de ses « Réflexions sur la violence » (1908), intitulé “Grève prolétarienne”. Dans cet extrait, il est notamment question du mythe de la grève générale.
     
     
     

    Georges Sorel

     

     

    Toutes les fois que l’on cherche à se rendre un compte exact des idées qui se rattachent à la violence prolétarienne, on est amené à se reporter à la notion de grève générale ; mais la même notion peut rendre bien d’autres services et fournir des éclaircissements inattendus sur toutes les parties obscures du socialisme. Dans les dernières pages du premier chapitre, j’ai comparé la grève générale à la bataille napoléonienne qui écrase définitivement l’adversaire ; ce rapprochement va nous aider à comprendre le rôle idéologique de la grève générale. Lorsque les écrivains militaires actuels veulent discuter de nouvelles méthodes de guerre appropriées à l’emploi de troupes infiniment plus nombreuses que n’étaient celles de Napoléon et pourvues d’armes bien plus perfectionnées que celles de ce temps, ils ne supposent pas moins que la guerre devra se décider dans des batailles napoléoniennes. Il faut que les tactiques proposées puissent s’adapter au drame que Napoléon avait conçu; sans doute, les péripéties du combat se dérouleront tout autrement qu’autrefois ; mais la fin doit être toujours la catastrophe de l’ennemi. Les méthodes d’instruction mili­taire sont des préparations du soldat en vue de cette grande et effroyable action, à laquelle chacun doit être prêt à prendre part au premier signal. Du haut en bas de l’échelle, tous les membres d’une armée vraiment solide ont leur pensée tendue vers cette issue catastrophique des conflits internationaux.

     

     

    Les syndicats révolutionnaires raisonnent sur l’action socialiste exactement de la même manière que les écrivains militaires raisonnent sur la guerre ils enferment tout le socialisme dans la grève générale ils regardent toute combinaison comme devant aboutir à ce fait ; ils voient dans chaque grève une imitation réduite, un essai, une préparation du grand bouleversement final. […]

     

     

    « En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre (…) se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision. »

     

    Misère du socialisme parlementaire

     

     

    Les socialistes parlementaires ne peuvent avoir une grande influence que s’ils parviennent à s’imposer à des groupes très divers, en parlant un langage embrouillé : il leur faut des électeurs ouvriers assez naïfs pour se laisser duper par des phrases ronflantes sur le collectivisme futur; ils ont besoin de se présenter comme de pro­fond philosophes aux bourgeois stupides qui veulent paraître entendus en questions sociales ; il leur est très nécessaire de pouvoir exploiter des gens riches qui croient bien mériter de l’humanité en commanditant des entreprises de politique socialiste. Cette influence est fondée sur le galimatias et nos grands hommes travaillent, avec un succès parfois trop grand, à jeter la confusion dans les idées de leurs lecteurs ; ils détestent la grève générale parce que toute propagande faite sur ce terrain est trop socialiste pour plaire aux philanthropes.

     

     

     

    Dans la bouche de ces prétendus représentants du prolétariat, toutes les formules socialistes perdent leur sens reel

     

    . La lutte de classe reste toujours le grand principe ; mais elle doit être subordonnée à la solidarité nationale[i]. L’internationalisme est un article de foi en l’honneur duquel les plus modérés se déclarent prêts à prononcer les serments les plus solennels ; mais le patriotisme impose aussi des devoirs sacrés[ii]. L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, comme on l’imprime encore tous les jours, mais la véritable émancipation consiste à voter pour un professionnel de la politique, à lui assurer les moyens de se faire une bonne situation, à se donner un maître. Enfin l’État doit disparaître et on se garderait de contester ce que Engels a écrit là-dessus; mais cette disparition aura lieu seulement dans un avenir si lointain que l’on doit s’y préparer en utilisant provisoirement l’État pour gaver les politiciens de bons morceaux; et la meilleure politique pour faire disparaître l’État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale; Gribouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas rai­sonné autrement. Etc., etc.

     

     

     

     

    Clemenceau et Jaurès

     

     

    Les polémiques de Jaurès avec Clemenceau ont montré, d’une manière parfaite­ment incontestable, que nos socialistes parlementaires ne peuvent réussir à en imposer au public que par leur galimatias et qu’à force de tromper leurs lecteurs, ils ont fini par perdre tout sens de la discussion honnête. Dans l’Aurore du 4 septembre 1905, Clemenceau reproche à Jaurès d’embrouiller l’esprit de ses partisans « en des subtilités métaphysiques où ils sont incapables de le suivre » ; il n’y a rien à objecter à ce reproche, sauf l’emploi du mot métaphysique; Jaurès n’est pas plus métaphy­sicien qu’il n’est juriste ou astronome. Dans le numéro du 26 octobre, Clemenceau démontre que son contradicteur possède l’art de solliciter les textes » et termine en disant « Il m’a paru instructif de mettre à nu certains procédés de polémique dont nous avons le droit de concéder trop facilement le monopole à la congrégation de Jésus. »

     

     

     

    En face de ce socialisme bruyant, bavard et menteur qui est exploité par les ambitieux de tout calibre, qui amuse quelques farceurs et qu’admirent les décadents, se dresse le syndicalisme révolutionnaire qui s’efforce, au contraire, de ne rien lais­ser dans l’indécision ; la pensée est ici honnêtement exprimée, sans supercherie et sans sous-entendus; on ne cherche plus à diluer les doctrines dans un fleuve de com­mentaires embrouillés. Le syndicalisme s’efforce d’employer des moyens d’expres­sion qui projettent sur les choses une pleine lumière, qui les posent parfaitement à la place que leur assigne leur nature et qui accusent toute la valeur des forces mises en jeu. Au lieu d’atténuer les oppositions, il faudra, pour suivre l’orientation syndica­liste, les mettre en relief; il faudra donner un aspect aussi solide que possible aux groupements qui luttent entre eux; enfin on représentera les mouvements des masses révoltées de telle manière que l’âme des révoltés en reçoive une impression pleine­ment maîtrisante. […]

     

     

    « L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale. »

     

     

    La grève générale comme mythe

     

     

    On a beaucoup disserté sur la possibilité de réaliser la grève générale : on a prétendu que la guerre socialiste ne pouvait se résoudre en une seule bataille ; il semble aux gens sages, pratiques et savants, qu’il serait prodigieusement difficile de lancer avec ensemble les grandes masses du prolétariat; on a analysé les difficultés de détail que présenterait une lutte devenue énorme. Au dire des socialistes-socio­logues, comme au dire des politiciens, la grève générale serait une rêverie populaire, caractéristique des débuts d’un mouvement ouvrier ; on nous cite l’autorité de Sidney Webb qui a décrété que la grève générale était une illusion de jeunesse[iii], dont s’étaient vite débarrassés ces ouvriers anglais – que les propriétaires de la science sérieuse nous ont si souvent présentés comme les dépositaires de la véritable con­ception du mouvement ouvrier.

     

     

    Que la grève générale ne soit pas populaire dans l’Angleterre contemporaine, c’est un pauvre argument à faire valoir contre la portée historique de l’idée, car les Anglais se distinguent par une extraordinaire incompréhension de la lutte de classe; leur pensée est restée très dominée par des influences médiévales : la corporation, privilégiée ou protégée au moins par les lois, leur apparaît toujours comme l’idéal de l’organisation ouvrière; c’est pour l’Angleterre que l’on a inventé le terme d’aristo­cratie ouvrière pour parler des syndiqués et, en effet, le trade-unionisme poursuit l’acquisition de faveurs légales[iv]. Nous pourrions donc dire que l’aversion que l’Angleterre éprouve pour la grève générale devrait être regardée comme une forte présomption en faveur de celle-ci, par tous ceux qui regardent la lutte de classe comme l’essentiel du socialisme.

     

    […]

    Je n’attache pas d’importance, non plus, aux objections que l’on adresse à la grève générale en s’appuyant sur des considérations d’ordre pratique; c’est revenir à l’an­cienne utopie que vouloir fabriquer sur le modèle des récits historiques des hypothèses relatives aux luttes de l’avenir et aux moyens de supprimer le capita­lisme. Il n’y a aucun procédé pour pouvoir prévoir l’avenir d’une manière scienti­fique, ou même pour discuter sur la supériorité que peuvent avoir certaines hypothèses sur d’autres; trop d’exemples mémorables nous démontrent que les plus grands hommes ont commis des erreurs prodigieuses en voulant, ainsi, se rendre maîtres des futurs, même des plus voisins[v].

     

     

    Et cependant nous ne saurions agir sans sortir du présent, sans raisonner sur cet avenir qui semble condamné à échapper toujours à notre raison. L’expérience nous prouve que des constructions d’un avenir indéterminé dans les temps peuvent posséder une grande efficacité et n’avoir que bien peu d’inconvénients, lorsqu’elles sont d’une certaine nature ; cela a lieu quand il s’agit de mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe, tendances qui viennent se présenter à l’esprit avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d’action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté. Nous savons que ces mythes sociaux n’empêchent d’ailleurs nullement l’homme de savoir tirer profit de toutes les observations qu’il fait au cours de sa vie et ne font point obstacle à ce qu’il remplisse ses occupations normales[vi].

     

     

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    C’est ce que l’on peut montrer par de nombreux exemples.

     

     

    Les premiers chrétiens attendaient le retour du Christ et la ruine totale du monde païen, avec l’instauration du royaume des saints, pour la fin de la première géné­ration. La catastrophe ne se produisit pas, mais la pensée chrétienne tira un tel parti du mythe apocalyptique que certains savants contemporains voudraient que toute la prédication de Jésus eût porté sur ce sujet unique[vii].  Les espérances que Luther et Calvin avaient formées sur l’exaltation religieuse de l’Europe ne se sont nullement réalisées; très rapidement ces Pères de la Réforme ont paru être des hommes d’un autre monde; pour les protestants actuels, ils appartiennent plutôt au Moyen Âge qu’aux temps modernes et les problèmes qui les inquiétaient le plus occupent fort peu de place dans le protestantisme contemporain. Devrons-nous contester, pour cela, l’immense résultat qui est sorti de leurs rêves de rénovation chrétienne ?  On peut reconnaître facilement que les vrais développements de la Révolution ne ressemblent nullement aux tableaux enchanteurs qui avaient enthousiasmé ses premiers adeptes ; mais sans ces tableaux la Révolution aurait-elle pu vaincre ? Le mythe était fort mêlé d’utopies[viii], parce qu’il avait été formé par une société passion­née pour la littérature d’imagination, pleine de confiance dans la petite science et fort peu au courant de l’histoire économique du passé. Ces utopies ont été vaines ; mais on peut se demander si la Révolution n’a pas été une transformation beaucoup plus profonde que celles qu’avaient rêvées les gens qui, au XVIIIe siècle, fabriquaient des utopies sociales.  Tout près de nous, Mazzini a poursuivi ce que les hommes sages de son temps nommèrent une folle chimère; mais on ne peut plus douter aujourd’hui que sans Mazzini l’Italie ne serait jamais devenue une grande puissance et que celui-ci a beaucoup plus fait pour l’unité italienne que Cavour et tous les politiques de son école.

     

     

    Il importe donc fort peu de savoir ce que les mythes renferment de détails desti­nés à apparaître réellement sur le plan de l’histoire future ; ce ne sont pas des almanachs astrologiques; il peut même arriver que rien de ce qu’ils renferment ne se produise,  comme ce fut le cas pour la catastrophe attendue par les premiers chrétiens[ix]. Dans la vie courante ne sommes-nous pas habitués à reconnaître que la réalité diffère beaucoup des idées que nous nous en étions faites avant d’agir ? Et cela ne nous empêche pas de continuer à prendre des résolutions. Les psychologues disent qu’il y a hétérogénéité entre les fins réalisées et les fins données : la moindre expérience de la vie nous révèle cette loi, que Spencer a transportée dans la nature, pour en tirer sa théorie de la multiplication des effets[x].

     

     

    Il faut juger les mythes comme des moyens d’agir sur le présent ; toute discussion sur la manière de les appliquer matériellement sur le cours de l’histoire est dépour­vue de sens. C’est l’ensemble du mythe qui importe seul; ses parties n’offrent d’inté­rêt que par le relief qu’ils donnent à l’idée contenue dans la construction. Il n’est donc pas utile de raisonner sur les incidents qui peuvent se produire au cours de la guerre sociale et sur les conflits décisifs qui peuvent donner la victoire au prolétariat ; alors même que les révolutionnaires se tromperaient, du tout au tout, en se faisant un tableau fantaisiste de la grève générale, ce tableau pourrait avoir été, au cours de la préparation à la révolution, un élément de force de premier ordre, s’il a admis, d’une manière parfaite, toutes les aspirations du socialisme et s’il a donné à l’ensemble des pensées révolutionnaires une précision et une raideur que n’auraient pu leur fournir d’autres manières de penser.

     

     

    Pour apprécier la portée de l’idée de grève générale, il faut donc abandonner tous les procédés de discussion qui ont cours entre politiciens, sociologues ou gens ayant des prétentions à la science pratique. On peut concéder aux adversaires tout ce qu’ils s’efforcent de démontrer, sans réduire, en aucune façon, la valeur de la thèse qu’ils croient pouvoir réfuter; il importe peu que la grève générale soit une réalité partielle, ou seulement un produit de l’imagination populaire. Toute la question est de savoir si la grève générale contient bien tout ce qu’attend la doctrine socialiste du prolétariat révolutionnaire. […]

     

     

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    Nous savons que la grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société mo­derne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité; faisant appel à des souvenirs très cuisants de conflits parti­culiers, elle colore d’une vie intense tous les détails de la composition présentée à la conscience. Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner d’une manière parfaitement claire – et nous l’obtenons dans un ensemble perçu instantanément[xi].

     

     

    Nous pouvons encore nous appuyer sur un autre témoignage pour démontrer la puissance de l’idée de grève générale. Si cette idée était une pure chimère, comme on le dit si fréquemment, les socialistes parlementaires ne s’échaufferaient pas tant pour la combattre ; je ne sache pas qu’ils aient jamais rompu des lances contre les espéran­ces insensées que les utopistes ont continué de faire miroiter aux yeux éblouis du peuple[xii]. Dans une polémique relative aux réformes sociales réalisables, Clemenceau faisait ressortir ce qu’a de machiavélique l’attitude de Jaurès quand il est en face d’illusions populaires : il met sa conscience à l’abri de « quelque sentence habilement balancée », mais si habilement balancée qu’elle « sera distraitement accueillie par ceux qui ont le plus grand besoin d’en pénétrer la substance, tandis qu’ils s’abreu­veront avec délices à la rhétorique trompeuse des joies terrestres à venir » (Aurore, 28 décembre 1905). Mais quand il s’agit de la grève générale, c’est tout autre chose; nos politiciens ne se contentent plus de réserves compliquées; ils parlent avec violence et s’efforcent d’amener leurs auditeurs à abandonner cette conception.

     

     

    La cause de cette attitude est facile à comprendre les politiciens n’ont aucun danger à redouter des utopies qui présentent au peuple un mirage trompeur de l’avenir et orientent « les hommes vers des réalisations prochaines de terrestre félicité, dont une faible partie ne peut être scientifiquement le résultat que d’un très long effort ». (C’est ce que font les politiciens socialistes d’après Clemenceau). Plus les électeurs croiront facilement aux forces magiques de l’État, plus ils seront disposés à voter pour le candidat qui promet des merveilles; dans la lutte électorale, il y a une surenchère continuelle : pour que les candidats socialistes puissent passer sur le corps des radicaux, il faut que les électeurs soient capables d’accepter toutes les espérances[xiii] ; aussi, nos politiciens socialistes se gardent-ils bien de combattre d’une manière efficace l’utopie du bonheur facile.

     

     

    S’ils combattent la grève générale, c’est qu’ils reconnaissent, au cours de leurs tournées de propagande, que l’idée de grève générale est si bien adaptée à l’âme ouvrière qu’elle est capable de la dominer de la manière la plus absolue et de ne laisser aucune place aux désirs que peuvent satisfaire les parlementaires. Ils s’aper­çoivent que cette idée est tellement motrice qu’une fois entrée dans les esprits, ceux-ci échappent à tout contrôle de maîtres et qu’ainsi le pouvoir des députés serait réduit à rien. Enfin ils sentent, d’une manière vague, que tout le socialisme pourrait bien être absorbé par la grève générale, ce qui rendrait fort inutiles tous les compromis entre les groupes politiques en vue desquels a été constitué le régime parlementaire.

     

    L’opposition des socialistes officiels fournit donc une confirmation de notre première enquête sur la portée de la grève générale.

     

    Notes :

     

    [i] Le Petit Parisien, qui a la prétention de traiter en spécialiste et en socialiste les questions ouvrières, avertissait, le 31 mars 1907, des grévistes qu’ils « ne doivent jamais se croire au-dessus des devoirs de la solidarité sociale ».

     


    [ii] À l’époque où les antimilitaristes commencèrent à préoccuper le public, le Petit Parisien se distingua par son patriotisme : le 8 octobre 1905, article sur « le devoir sacré » et sur « le culte de ce drapeau tricolore qui a parcouru le monde avec nos gloires et nos libertés » ; le 1er janvier 1906, félicitations au Jury de la Seine : « Le drapeau a été vengé des outrages jetés par ses détracteurs sur ce noble emblème. Quand il passe dans nos rues, on le salue. Les jurés ont fait plus que de s’incliner; ils se sont rangés avec respect autour de lui. » Voilà du socialisme très sage.

     


    [iii] Bourdeau, Évolution du socialisme, p. 232.

     


    [iv] C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les efforts faits par les trade-unions pour obtenir des lois leur évitant la responsabilité civile de leurs actes.

     


    [v] Les erreurs commises par Marx sont nombreuses et parfois énormes. (Cf. G. Sorel, Saggi di critica del marxismo (« Essais de critique du marxisme »)pp. 51-57).

     


    [vi] On a souvent fait remarquer que des sectaires anglais ou américains, dont l’exaltation religieuse était entretenue par les mythes apocalyptiques, n’en étaient pas moins souvent des hommes très pratiques.

     


    [vii] Cette doctrine occupe, à l’heure actuelle, une grande place dans l’exégèse allemande ; elle a été apportée en France par l’abbé Loisy.

     


    [viii] Cf. la lettre à Daniel Halévy, IV.

     


    [ix] J’ai essayé de montrer comment à ce mythe social qui s’est évanoui, a succédé une dévotion qui a conservé une importance capitale dans la vie catholique; cette évolution du social à l’individuel me semble toute naturelle dans une religion. (Le système historique de Renan, pp. 374-382).

     


    [x] Je crois bien que tout l’évolutionnisme de Spencer doit s’expliquer, d’ailleurs, par une émigration de la psychologie la plus vulgaire dans la physique.

     


    [xi] C’est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne.

     


    [xii] Je n’ai pas souvenir que les socialistes officiels aient montré tout le ridicule des romans de Bellamy, qui ont eu un si grand succès. Ces romans auraient d’autant mieux nécessité une critique qu’ils présentent au peuple un idéal de vie toute bourgeoise. Ils étaient un produit naturel de l’Amérique, pays qui ignore la lutte de classe; mais en Europe, les théoriciens de la lutte de classe ne les auraient-ils pas compris ?

     


    [xiii] Dans l’article que j’ai déjà cité, Clemenceau rappelle que Jaurès a pratiqué cette surenchère dans un grand discours prononcé à Béziers.

     

     

     

     

  • BRÊVE HISTOIRE DE MAZAMET (3).

     

     

     

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    Une place textile en pleine expansion a besoin de plus en plus de laine. En Argentine, les peaux de moutons pourrissent sur place. Un mazamétain installé près du Rio Plata organise des expéditions vers sa ville natale. Les usines de fabrication textile se dotent d'une annexe pour traiter les peaux. Un nouveau procédé permet de récupérer la laine sans abîmer le cuir. Des usines spécialisées dans le délainage sont construites, d'autres se reconvertissent dans cette activité plus lucrative que le textile. La vallée de l'Arnette devient " la route des usines", des mégisseries apparaissent pour traiter le cuir.

     


     
    La petite ville enclavée est devenue aux mains des industriels protestants une championne du commerce international. Elle va le rester de 1880 à 1980. Le développement des échanges provoque l'installation d'usines de plus en plus haut dans la vallée de l'Arnette et d'autres ouvriers arrivent des hameaux et des métairies de la montagne. Salariés dans l'industrie du délainage, ils sont aussi paysans. C’est un milieu traditionaliste encadré par l'église catholique. Ils vont rendre la famille Reille  toute puissante au point d'imposer sa devise sur la façade de la mairie de Saint-Amans Valtoret.

     

     

     

    Le champion des protestants, Edouard Barbey (1831-1905), petit fils de pasteur, fils d'industriel deviendra bien maire de Mazamet et sénateur mais échouera sans cesse aux législatives contre le baron Reille. Nous retrouvons le paradoxe d'un patronat plus à gauche que les ouvriers. Mais, est-ce vraiment un paradoxe ?  Et qu'en est-il aujourd'hui ? 

     

     

    La fin du XX siècle sonne le déclin de l'industrie du délainage, la prospérité de la ville s'écroule et le chômage s'installe.

     

     

     

    Pasteur  Blanchard

     

     

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  • BRÊVE HISTOIRE DE MAZAMET (2).

     

     

     

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    Au XVI ème siècle, Mazamet était une simple bourgade qui vivait de l'artisanat du textile. Ce petit peuple d'artisans et de marchands circulait pour vendre sa production. Côtoyant des prédicateurs calvinistes, il est peu à peu gagné aux idées de la réforme. Le protestantisme s'installe dans la cité.

     


     
    Mazamet étant loin du pouvoir royal, les protestants jouissent d'une certaine autonomie. De plus, les mesures qui les excluent de diverses charges ne font que fortifier leur investissement dans l'industrie textile. La ville ne connaîtra pas la répression qui va s'abattre sur les Cévennes. Et après une période de relative tolérance, en 1787 la liberté religieuse est reconnue.

     

     

    Tout au long du XVIII ème siècle, la fabrication locale mérite la flatteuse réputation acquise dès 1708. Il sera même dit qu'on y travaille "à la perfection". Le progrès technologique s'accélérant, en 1780 l'intendant du Languedoc Ballainvilliers affirme, "la ville de Mazamet possède une des plus florissantes manufactures de la province". Par le démarchage de ses représentants, Mazamet élargit  ses filières et s'implante sur les marchés de Paris et Londres.

     


     
    Maintenant, le travail va se concentrer dans les usines.  Il n'y a pas besoin de moteurs à vapeur, ni de charbon coûteux, l'eau de l'Arnette suffit pour actionner les nombreuses machines hydrauliques. Pierre Olombel, son gendre Houlés, puis le gendre de celui-ci Cormouls, tous protestants se trouvent à la tête du mouvement, suivis par de nombreux autres.

     

     

    En 1851, la nouvelle industrie de délainage prend son essor. A cette époque, la ville compte dix mille habitants, sept mille dans l'agglomération et trois mille dans la montagne. Les protestants représentent 31%. Cette proportion ira en décroissant avec l'arrivée d'une main d'œuvre catholique, attirée par le travail dans les usines. Mais, 84% des grands patrons restent de religion réformée comme 80% des petits patrons et 60% des cadres. Les mariages mixtes sont rares et ces différences sociales expliquent que la majorité des domestiques dans les familles protestantes, sont des catholiques.

     

     

    A suivre...

     

     

     

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  • BRÊVE HISTOIRE DE MAZAMET (1).

     

     

     

     

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    C’est au pied du versant nord de la Montagne noire, loin des ports, que Mazamet est tapie. De tout temps, la ville a été mal desservie par les routes. Et le chemin de fer ne fit son apparition que très tardivement.

     


     
    Malgré ses désavantages, à partir du XIX ème siècle, Mazamet s'enrichit et étend ses relations  avec le monde entier. En effet, elle importe d'Argentine, d'Uruguay, du Chili, d'Afrique-du-sud, d'Australie, de Nouvelle Zélande des peaux de moutons qu'elle transforme en cuir et en laine pour les exporter vers l'Angleterre, l'Italie et jusqu'aux Etats-Unis.  Au coeur de cette extraordinaire aventure industrielle, nous trouvons la bourgeoisie protestante de la cité.

     


     
    Paradoxalement, ce patronat avait des convictions "républicaines" et votait à gauche alors que la majorité des ouvriers d'origine catholique votaient pour la droite cléricale et "réactionnaire". Le baron Reille qui avait des liens avec la hiérarchie catholique était le candidat des classes populaires. Grâce à leur vote massif en sa faveur, il remportait toutes les élections. Pendant des générations, de père en fils ou d'oncle à neveu, les Reille furent élus députés, presque sans interruption, de 1869 à 1958.

     

     

    Des patrons plus à gauche que leurs ouvriers, une ville enclavée devenant l'avant-garde du dynamisme industriel, une situation unique et autant de questions que nous aborderons dans le prochain article.   

      

     

    A suivre...   

     

     

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  • LA FRANCE:

     

     

     

     

     

     ET LA GUERRE DE SÉCESSION

     

     

     

     

     

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    Après les manifestations de Charlottesville en Virginie, le souvenir de la guerre de Sécession (1861-1865) est quelque peu remonté à la surface.

     

     

     

     

     

     

     
     
     
    Colonel à la retraite
     
     

     

     

     

     

     

    Après les manifestations de Charlottesville en Virginie, le souvenir de la guerre de Sécession (1861-1865) est quelque peu remonté à la surface. Un souvenir très vague pour nous, Français, il faut bien le reconnaître, et qui se résume peut-être au délicieux « Taratata » de Scarlett O’Hara dans le film Autant en emporte le vent. Le minimum étant de savoir distinguer les tuniques bleues des tuniques grises et de se convaincre, évidemment, selon l’hagiographie officielle, que cette guerre fut le combat des gentils abolitionnistes nordistes contre les méchants esclavagistes sudistes.

     

     

     

    Finalement, pour nous, Français, cette guerre de Sécession, c’est loin : dans le temps et dans l’espace. Nous a-t-elle d’ailleurs concernés ? Un peu quand même. Certes, Napoléon III s’en tint à une neutralité officielle, même si, semble-t-il, sa sympathie allait plutôt à Dixieland. On lui prête même cette phrase qui résume cette neutralité : « Si le Nord est victorieux, j’en serai heureux mais si c’est le Sud qui l’emporte, j’en serai enchanté. »

     

     

     

    Une guerre qui ne fut pourtant pas sans conséquences économiques pour la France, car elle entraîna une explosion du prix du coton brut à cause du blocus de l’Union sur les ports du Sud, ce dont nos industries textiles du Nord eurent à souffrir. Derrière les beaux principes sur l’abolitionnisme, le Nord défendait le protectionnisme, le Sud, lui, le libre-échange…

     

     

     

    Une guerre qui fit tonner ses canons à proximité des côtes françaises. Ainsi, le 11 juin 1864, au large de Cherbourg mais hors de nos eaux territoriales, la corvette nordiste USS Kearsarge et le croiseur sudiste Alabama, un navire corsaire redouté, s’affrontèrent dans une bataille où le bateau nordiste prit vite le dessus. L’Alabama fut coulé. 29 membres de son équipage périrent et furent enterrés au cimetière de Cherbourg.

     

     

     

    Une guerre dans laquelle s’engagèrent des Français dans les deux camps (plus nombreux, cependant, du côté confédérés).

     

     

     

    Tout d’abord, les « French born », ces colons français, principalement de Louisiane, souvent originaires de Saint-Domingue que leurs parents et grands-parents avaient dû fuir lors de l’abolition de l’esclavage. Le souvenir des massacres des colons blancs (on parle de 2.000 colons massacrés en quelques jours), lors de la révolte du 22 août 1791, était resté vivace. Mais on pourrait aussi évoquer les descendants des Acadiens, chassés par les Anglais au XVIIIe siècle. Les volontaires se constituèrent en milices : citons la « French Brigade », composée de Français de la Nouvelle-Orléans.

     

     

     

    Une guerre, enfin, dans laquelle des Français de France décidèrent de prendre part, d’un côté comme de l’autre, et ce, souvent, dans le même esprit de fidélité à l’amitié franco-américaine née durant la guerre pour l’indépendance de la jeune république américaine, quatre-vingts ans plus tôt.

     

     

     

    C’est ainsi que le prince de Joinville, fils du roi Louis-Philippe, et ses neveux, le duc de Chartres et le comte de Paris, s’engagèrent dans les troupes de l’Union, désireux de participer à la « bagarre ». Ils serviront comme officiers d’état-major dans l’armée du Potomac.

     

     

     

    Du côté sudiste, ne citons qu’un nom : le prince Camille de Polignac, fils de l’ancien Premier ministre de Charles X. Il commande une brigade à la bataille de Mansfield le 8 avril 1864 et prend une part déterminante dans cette victoire des troupes confédérées. Durant la guerre de 1870, il commandera une division. Il mourut en 1913, âgé de 81 ans, dernier major général (général de division) de l’armée confédérée encore en vie. Il est surnommé le « La Fayette du Sud ». Encore une statue à déboulonner, si elle existe…

     

     

     

     

    En tout cas, cette « Civil War » a sans doute marqué la fin de la présence française en tant que population et culture à part entière, et le début de l’« américanisation » des Français d’Amérique. On lira, à ce sujet, le très récent et intéressant ouvrage de Farid Ameur : Les Français dans la guerre de Sécession : 1861-1865.