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27/12/2022

Charles Péguy, ce gêneur qui dénonçait "la puissance de l'argent"

 

 

 

Charles Péguy 1.jpg

 

 

 

S’il faut en croire François Bayrou, péguyste de toujours (il lui a consacré un mémoire de maîtrise), ses fervents se reconnaissent entre eux, forment une confrérie, presque une «cité». À quoi Alain Finkielkraut répond sèchement, lors d’un colloque récent au Sénat, qu’il n’a pas du tout envie d’être dans la même «cité» qu’Edwy Plenel, autre péguyste qui s’est élevé contre l’interdiction du spectacle de Dieudonné, le mal nommé. Plenel commente:

 

 

 

Je crois être resté un péguyste qui bataille, alors que Finkielkraut a cédé face à ceux auxquels Péguy n’a jamais cédé, à l’époque, et je pense à l’Action Française. Péguy a écrit qu’il faut être capable de défendre une cité sans étrangers. M. Finkielkraut décide qui est l’étranger.

 

Les intellectuels, même péguystes, se déchirent.  

 

Pour Péguy, fils de rempailleuse de chaises et de menuisier, et quoique normalien lui-même, l’artisan, le paysan, ont plus de chance de faire bien ce qu’ils font. C’est la fameuse phrase:

 

 

Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire, il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron, ni pour les connaisseurs, ni pour les clients du patron, il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. 

 

Mais pas seulement les humbles. Le soldat, l’artiste, le député, et même l’intellectuel. Bien faire les met sur un pied d’égalité, les unit, les réunit. Dans l’idéal, du moins… Tous agissent, et pour ce poète, le livre est action. Des textes, il en a écrit, il en a édité, solitaire et superbe, dans ses fameux «Cahiers de la Quinzaine», sa revue, qu’il porta quinze ans durant comme on porte une croix ou la bonne nouvelle, il en a corrigé, il en a vendu dans sa librairie de la rue Cujas, où il faisait tout, de la rédaction en chef jusqu’aux paquets à poster.

 

 

Péguy le prophète

 

 

Si Péguy fascine des lecteurs aujourd’hui, amis ou ennemis, c’est qu’il a prédit ce que ce serait le monde. Le député René Dosière met un point d’honneur à «caser une phrase de Péguy» dans chacune de ses interventions à la Chambre, et Jacques Julliard, qui met Péguy dans un coin de son quadrilatère personnel, avec Simone Weil, Proudhon et Georges Sorel, dit, lui: «L’important n’est pas qu’il y ait des "péguystes", mais que le monde relève de Péguy, et de plus en plus.»

 

 

C’est un laser, nous dit Bayrou. Voir avec cette précision ce que sera le siècle, ce que le matérialisme entraînera de bouleversements, ce que la sociologie et les changements de méthodes historiques vont produire, discerner ce que les réseaux vont modifier dans la vie intellectuelle, c’est magnifique, impressionnant. 

 

 

Yann Moix, autre «passionné», est de cet avis : 

 

 

Il dit qu’à force de mathématiser la nature, on l’oublie. Voyez Fukushima ! Il anticipe l’occupation allemande; il écrit en 1905 : “ Un jour, le boulevard Saint-Germain sera le boulevard Saint-Germain-Strasse.”

 

 

Péguy déteste l’argent, a écrit des pages inoubliables là-dessus, elles aussi prophétiques:

 

 

 

Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. 

 

 

Il ajoute, de manière assez Goldman-Sachsienne :

 

 

 

Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.

 

 

Philosémite, révolté, puissamment droit et juste («J’aimerais qu’il me regarde», dit Finkielkraut), courageux, opiniâtre, pauvre, socialiste qui rêve d’un monde où l’homme ne serait pas un loup pour l’homme, chrétien anti-dévot qui ne s’est même pas marié à l’église, Péguy s’est brouillé avec beaucoup d’amis, d’admirateurs, de tièdes et de sangsues. Il s’est même brouillé avec ses ennemis, qui se vengent (l’Action Française le condamne après l’avoir courtisé en vain), ou se vengeront: le régime de Vichy le récupérera parce qu’il était patriote, ce qui ne manque pas de sel; et parce qu’avec cela il défendait le travail et la famille.

 

 

Vichy a sali beaucoup de mots que Péguy avait fait briller, comme d’autres, aujourd’hui, font main basse sur Jeanne d’Arc. Il faudra dire un jour que ce qui fonde la droite, c’est la perversion du vocabulaire.

 

 

Quant à l’Eglise, toujours tiède et prudente, elle ne sait plus où elle en est avec ce brûlant converti, pas plus qu’avec Claudel et Green. André Suarès raconte que «le plus grand catholique, et le plus intelligent» lui avait dit un jour: «Mais enfin, qu’est-ce que Péguy? et que veut-il? Ses enfants ne sont même pas baptisés, et il les voue à la sainte Vierge. Je n’y comprends rien.» Hé non, «grand» catholique «intelligent», tu n’y comprends rien, et c’est inguérissable.

 

Annexé par tout le monde

 

Il aura donc été annexé par tout le monde, de Maurras à Xavier Niel, et de De Gaulle à Pétain. La grande leçon de Péguy, c’est que les catégories ne fonctionnent pas, ne disent rien, ne servent à rien. Catholiques, anticléricaux, socialistes, petites gens et intellectuels, gauche et droite, mécréants et calotins, rien de tout cela n’est pertinent, puisqu’il a été tout cela, et qu’il était le même. (Jusqu’à la prose et la poésie, qu’il n’a pas distinguées: l’Incarnation montre qu’on ne peut pas séparer le vulgaire et le sublime.)

 

 

Pour Péguy, le réactionnaire veut perpétuer l’état de désordre et de confusion dans lequel nous vivons; la république est inégalitaire, et le vrai chrétien est anticlérical. Au fond, il n’y a que deux grandes catégories opérantes, les dreyfusards et les antidreyfusards: les justes et les salauds, les courageux et les lâches. Les catégories sont affaire de morale. Tu es peut-être ceci ou cela, oui, mais quoi, où étais-tu, où t’es tu placé dans l’Histoire? Voilà la question qu’on pose. Et Jeanne d’Arc est la réponse de Péguy, qui fut «petite» et «grande», «paysanne» et «guerrière», et qu’un «évêque» brûla.

 

 

Il croit au progrès, mais c’est l’antimoderne par excellence.

 

 

Qu’il y ait chez Péguy une inguérissable nostalgie, dit Bayrou, c’est indéniable. Mais après tout, elle n’est pas séparable des vies humaines. Si l’on a toujours dit "c’était mieux avant", c’est que ce sentiment est celui de l’homme.

 

Et puis il est drôle : 

 

 

Le plus burlesque de la littérature française, dit Moix. Quand il opère un forage, il ne s’arrête jamais. Il fait vingt pages pour se moquer des spécialistes, des glosateurs, ou trente sur la notion de sac à dos. Et c’est à mourir de rire.

 

 

Dans les 35000 alexandrins d’«Eve», près de 2000 sont une rabelaisienne et presque décourageante accumulation d’anathèmes contre les pédagogues, les glypthothèques, les éléphonographes, les sténologographes, les rentiers, les fonctionnaires, les taupiers, les factionnaires, les lanciers, les gardes du corps, les massiers, les portiers des morts, les caissiers, les gardes des sceaux, les huissiers, les greffiers, les notaires et protonotaires… Le linguiste Jean-Pierre Sueur, qui fut longtemps maire d’Orléans (PS), et se trouve présentement sénateur, a brillamment défendu ce délire, en en montrant la rigoureuse organisation.

 

 

Insituable, Péguy. «Même dans son camp», dit Finkielkraut. «Il exige qu’on voie ce qu’on voit», ajoute-t-il à l’adresse de ces journalistes «qui détestent que les événements ne leur obéissent pas». Il a dénoncé les crimes commis en Arménie, au Congo, en Finlande, en Roumanie, il a fouraillé toute sa vie contre le totalitarisme, écrit «Le triomphe de la République», mais a appelé de ses vœux une société «où la production sera centralisée», où «la concurrence sera supprimée»… Ce qui ne l’a pas empêché d’être un individualiste presque fanatique.

 

 

Il était un soldat-né, mais il avait peur des vaches et des chevaux, et a écrit:

 

 

La force ne fonde rien d’éternel. Le droit seul peut fonder une institution. 

 

Et il était du côté de Jaurès, et des «ébénistes du Faubourg Saint-Antoine» qui ont pris la Bastille ! Tout cela n’est contradictoire qu’en apparence: s’y trouvent enfin combinées, réconciliées, la liberté, l’égalité et la fraternité.

 

Péguy n'est pas poli du tout

 

L’œuvre de Péguy, ce sont les «Cahiers»: aussi bien ce qu’il y a publié, «toutes ces enquêtes, rappelle Plenel, qui sont ce qu’il appelle du “ journalisme de renseignement ”» (comme Mediapart, en somme…), que c’est ce qu’il y a écrit, dans son style inimitable. Son incroyable goût des mots, la beauté qu’il y voit. Leur souplesse, leur précision, leur bénévolence. (Son christianisme est païen, parce que païen, en latin, veut dire paysan, et qu’il tient pour l’homme de la terre, du pays. La Beauce et la Brie lui importent infiniment plus que Rome.)

 

 

Passer de chaire à chair, comment mieux dire l’incarnation du verbe? Et jusque dans les lettres dont les mots sont formés: ne voit-il pas dans les deux jambages du H de Hugo les deux tours de Notre-Dame de Paris, son roman? Francis Ponge n’est pas loin (il n’est jamais loin). Son amour de la répétition, qui remet côté à côte des mots identiques dans une spirale, où leur sens tournoie, toujours semblable et pourtant décalé: «Quand nous reverrons-nous? Et nous reverrons-nous?», demande Jeanne à sa «Meuse endormeuse».

 

 

 

es litanies, ses listes interminables, interminablement remâchées, avec leurs cascades de points-virgules, et qui sont comme des méditations tourbillonnantes et obsédées. Il ne veut pas du «beau style», qui fait du mal à la langue, l’empoisonne au moins autant que la faute; les images et les métaphores, il n’en veut pas; Péguy n’est pas poli du tout, il est rugueux, invente des mots quand ils n’existent pas.

 

 

 

Le langage est au cœur de son œuvre, mais le langage comme action. Et s’il répète, redit, recommence sans jamais rien retirer à ses brouillons successifs (encore une fois: comme Ponge), c’est qu’il enfonce son clou, qu’il redonne le même coup de marteau – mais le clou entre dans le bois, à chaque fois plus profondément. Il a foi en son clou: ses redites, c’est un chapelet de coups de marteau.

 

 

 

Même pamphlétaire, il cherche son mot, et avec quelle violence ! Et quel esprit ! Comme s’il avait tété Saint-Simon, La Fontaine, Retz, Voltaire, tous ces Français redoutables, comme si c’était la France, dans ce qu’elle a de plus coléreux, d’impérieux, de sûr d’elle-même et de sa vérité, de sa «pérennité, pour ne pas dire son éternité» (Bayrou), qui coulait dans ses veines. Il y a de quoi être insupportable.

 

 

Ce guerrier est mobilisé en août 14. Il tombe au front, frappé au front, pour parler comme lui, le 5 septembre. Même la guerre s’est débarrassée de ce gêneur au plus vite.

 

 

 

Suarès : « Nul ne crie contre l’Enfer. Péguy eût parlé, il eût poussé son cri. Il n’est pas là, et il n’y a personne.» Depuis Péguy et Suarès, beaucoup ont crié. Et c’est comme s’ils étaient restés muets.

 

 

 

 Jacques Drillon

 

 

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11:01 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)

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