Le Suicide français, dernier essai d’Éric Zemmour, a été un grand succès de librairie, alors que Yannick Noah avait arrêté ses tournées et que la dernière pièce de BHL était en train de quitter l’affiche avant que la colle ne soit sèche. Les temps seraient-ils en train de changer ?
L’extraordinaire succès du livre de Zemmour (15.000 exemplaires vendus tous les jours) n’est pas seulement un phénomène éditorial. C’est un phénomène sociétal. La preuve en est qu’il suscite même des sondages. L’un d’eux révèle que 37 % des Français (20 % à gauche, 53 % à droite) sont d’accord avec Zemmour, qu’ils se reconnaissent dans ce qu’il dit, qu’ils découvrent dans son livre ce qu’ils n’osaient dire tout haut ou qu’ils ne formulaient que de façon confuse. Renaud Camus a très justement parlé « d’industrie de l’hébétude ». D’autres mots pourraient être employés : sidération, ahurissement. On est en train d’en sortir. Ceux qui méprisent le peuple y verront la confirmation que l’ouvrage n’est qu’une accumulation de lieux communs et de propos de bistrot. Mais il ne faut pas s’y tromper : cet adoubement populaire, c’est une consécration.
Cela dit, si ce livre n’avait pour seul résultat que de conforter ses lecteurs dans leurs opinions, il n’aurait qu’un intérêt tout relatif. Son plus grand mérite, à mon avis, est bien plutôt de donner à ces lecteurs l’occasion de faire leur autocritique. Que dit en effet Zemmour dans son livre ? D’abord que, si la France n’a cessé de se défaire depuis quarante ans, c’est d’abord d’une idéologie qu’elle a été la victime, ce qui montre que le thème de la « fin des idéologies » n’est qu’une fable (« jamais nous n’avons autant été dans l’idéologie », écrit Zemmour). Ensuite, que cette idéologie, devenue peu à peu dominante, n’a pas été seulement le fait des méchants gauchos, mais tout autant de la droite libérale, et qu’elle va bien au-delà du jeu politique, car elle résulte d’une action culturelle, menée avec autant de patience que de rigueur, qui visait à « déconstruire » les fondements de notre société.
« Je veux déconstruire les déconstructeurs », dit Zemmour. Et d’en citer quelques-uns au passage : Michel Foucault, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Deleuze et Guattari. Mais c’est ici que l’on peut poser la question : parmi ceux qui applaudissent bruyamment Zemmour aujourd’hui, combien y en a-t-il qui ont sérieusement lu Bourdieu, Derrida et Foucault ? Combien y en a-t-il qui se sont sérieusement intéressés au mouvement des idées ? Combien y en a-t-il qui ont jamais compris ce qu’est une guerre culturelle ? La vérité est qu’il y en a fort peu, car la « droite », pour ce qui est du travail de la pensée, est restée pendant des décennies en situation d’encéphalogramme plat. En la mettant face à ses responsabilités, en déclarant : « Je fais de la politique “gramscienne” en menant un combat d’idées dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie intellectuelle », Zemmour montre qu’il est au contraire pleinement conscient des enjeux.
Peut-on dire pour autant que l’opinion est en train de basculer à droite ?
Interprétation un peu courte. Éric Zemmour n’est pas l’héritier de Bonald ou de Maurras, et moins encore de Bastiat. C’est un national-républicain, gaulliste et bonapartiste, dont les vues se situent quelque part entre Jean-Pierre Chevènement et Florian Philippot. Parle-t-il seulement au nom de la « droite » ? Voire… Quand il dénonce le « libéralisme anglo-saxon », le « grand marché mondial qui permet à une petite élite de s’enrichir toujours plus », le « marché qui règne avec l’individu-roi », « les élites sans patrie qui n’ont jamais digéré la souveraineté populaire et qui ont fait allégeance à la mondialisation économique plutôt qu’aux intérêts de la nation », quand il renvoie dos à dos la droite et la gauche : « La droite a abandonné l’État au nom du libéralisme, la gauche a abandonné la nation au nom de l’universalisme, l’une et l’autre ont trahi le peuple », ce n’est de toute évidence pas au nom de la « droite » qu’il parle, mais au nom du peuple. C’est bien ce qui fait sa force.
Alors qu’il n’a jamais été aussi présent dans les médias, Éric Zemmour n’en estime pas moins que ses idées sont ostracisées par ces mêmes médias. Le « Système » connaîtrait-il des ratés ?
La société du spectacle est victime de ses contradictions : clouer un auteur au pilori, c’est encore lui faire de la publicité. Mais la vraie question est celle-ci : pourquoi tant de haine ? La réponse est simple : la classe dirigeante est en train de perdre pied. Elle voit le sol se dérober sous ses pieds, elle voit ses privilèges menacés, elle ne sait plus où elle habite. Elle fait comme les chiens qui ont peur : elle aboie. Laurence Parisot n’a pas hésité à accuser Zemmour de « haute trahison » (sic), Manuel Valls a surenchéri : « Le livre de Zemmour ne mérite pas qu’on le lise. » En clair : il vaut mieux ne pas savoir ce qu’il dit. Mais c’est là que le bât blesse. À force d’ériger des murailles invisibles et d’installer des cordons sanitaires, la classe dirigeante a épuisé ses propres défenses immunitaires. À force de refuser le débat, elle est devenue inapte à débattre. Elle n’a désormais plus rien à dire, sinon appeler à « lutter contre les stéréotypes », promouvoir le non-art contemporain et multiplier les références lacrymales aux « droits de l’homme ». Panique morale et misère de la pensée. Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS, le disait tout de go récemment : « Depuis dix ans, la gauche a perdu la bataille des idées. » Depuis dix ans ! Un tel aveu aurait dû provoquer mille commentaires. Qu’il n’en ait pratiquement suscité aucun montre l’ampleur de ce qu’il reste à faire.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier